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Maroc : avec "Ziyara", la réalisatrice Simone Bitton va à la rencontre des gardiens musulmans de sa mémoire juive

La Ziyara, ce sont les pèlerinages communs aux juifs et aux musulmans du Maroc.

Article rédigé par Michel Lachkar
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Image du film "Ziyara" de Simone Bitton. Cette petite fille et sa maman entretiennent ce cimetière juif de la région de Safi. (Ziyara Documentaire de Simone Bitton)

Au Maroc, juifs et musulmans étaient tellement proches qu’ils avaient souvent les mêmes saints et les mêmes pèlerinages populaires. Dans un retour au pays natal, la documentariste Simone Bitton recueille la parole des derniers témoins de la séparation de deux communautés qui cohabitaient depuis des siècles. Une mémoire commune que revivent dans l’émotion ceux qui sont restés. Dans Ziyara, sorti le 1er décembre 2021 dans une quinzaine de salles en France, Simone Bitton retourne sur les traces du judaïsme marocain : synagogues, cimetières et tombeaux aujourd’hui préservés et entretenus par les musulmans qui nous parlent avec émotion de cette perte, de cette séparation. Entretien.

Franceinfo Afrique : dans "Ziyara", vous filmez l'absence, un monde perdu, un monde oublié...

Simone Bitton : même si on évoque le passé et la mémoire, la caméra filme toujours le présent. J’ai essayé de capter le Maroc d’aujourd’hui qui a gardé d’importantes traces des juifs et du judaïsme. Il suffit de bien regarder et de bien écouter pour les revoir surgir. Mais d’un point de vue cinématographique, c’était tout à fait ça : filmer l’absence.

Ce sont les musulmans qui sont devenus les gardiens de cette mémoire juive ?

Il n’y a presque plus de juifs au Maroc, mais ce qui est assez extraordinaire, c’est que beaucoup des synagogues, cimetières, sanctuaires qu’on a laissés derrière nous, même si certains sont en ruine, sont parfaitement entretenus, préservés par des gardiens musulmans. Je les appelle les gardiens musulmans de ma mémoire juive.

Vous rappelez dans votre film que juifs et musulmans vivaient côte à côte dans les mêmes villages. Cette histoire commune, beaucoup semblent l’avoir aujourd'hui totalement oubliée.

Cela paraît aujourd’hui complètement anachronique, mais je me sens complètement juive et complètement arabe, c’est un fait, ce n’est pas de l’idéologie. Je fais partie de cette génération qui a vécu cela dans son enfance. Juifs et musulmans étaient tellement proches qu’ils avaient des saints et des pèlerinages en commun. Nos grands-parents allaient visiter et se recueillir sur les mêmes tombeaux que les musulmans. Il y aurait quelque 150 saints partagés, disent les anthropologues que j’ai lus.

Vous vous placez plus dans l'émotion que dans la compréhension historique...

Ce n’est pas mon émotion que j'ai voulu exprimer, ni même celle des juifs qui sont partis, ce n’est pas ce traumatisme que je filme. C’est l’émotion de ceux qui sont restés derrière nous, c’est l’émotion des musulmans, c’est cela qu’il me paraissait important de recueillir avant qu’il ne soit trop tard. Cette parole, ce sentiment de perte qu’ils éprouvent eux. Je n’arrêtais pas d’entendre : on a perdu une part de notre identité, on les regrette, pourquoi êtes-vous partis, on ne vous avait fait aucun mal. C’est cette parole-là, leur nostalgie à eux que je voulais recueillir.

Cet islam populaire et tolérant que vous montrez dans ce documentaire semble malheureusement en perte de vitesse.

De même que ce judaïsme tolérant et populaire. J’ai connu dans mon enfance deux religions à la fois très pratiquantes et très tolérantes. Il fallait pratiquer, mais tout cela se faisait, me semble-t-il, d’une manière plutôt bon enfant et accueillante pour l’autre. Et quoi de plus symbolique que ces tombeaux partagés et quoi de plus réconfortant que d’aller aujourd’hui sur le tombeau d’un grand rabbin ou d’un sage et que ce soit une jeune femme musulmane qui vous tende une calotte avec respect et qui entretienne ce lieu dans une parfaite propreté tous les jours alors que nous ne sommes plus là. C’est ça que je suis allée chercher, une sorte de consolation à un présent qui aujourd’hui m'inquiète. J'ai filmé à plusieurs reprises cette tragédie judéo-arabe, je ne suis ni naïve, ni ignorante, mais c’est aujourd’hui que nos tombes, que nos mémoires sont gardées par des musulmans. Et on peut leur dire merci.

Votre film arrive à un moment où beaucoup semblent avoir complètement oublié cette vie et cette histoire commune.

Je le sens bien, je le vois, il y a un gouffre vertigineux qui est en train de se creuser entre juifs et musulmans et c'est pour moi insupportable. Je vois ce gouffre qui se creuse alors que nous partageons ce même exil en France. C'est quelque chose qui me désespère et c’est pour cela sans doute que j’ai fait ce film, même si je ne l’ai pas intellectualisé ainsi puisque je l’ai commencé il y a cinq ans. J'aimerais que ce film soit un peu vu pour pouvoir tirer un enseignement de ce passé qui n’est pas lointain et de ce présent commun qui continue. Il y a une sorte d’exception marocaine qui peut servir, je crois, d’enseignement.

Mais tout n'a pas toujours été rose entre ces communautés, il y a eu dans le passé des frictions, des épisodes sanglants.

Je ne  suis pas dans la nostalgie d’un paradis perdu. Il y a eu des moments de tensions, le sang a coulé, mais très rarement. Nous n’avons pas du tout connu les terribles souffrances des juifs d’Europe, c’est important de le dire. La vie dans le monde arabe n’était pas un paradis, ni pour nous, ni pour les autres, et ne l’est toujours pas. Mais en tant que minorité religieuse, nous avons été généralement plus qu’acceptés, intégrés à la société marocaine. Cela se sent, quand vous parlez avec n’importe quel juif marocain, la nostalgie le submerge très vite.

Alors pourquoi cette soudaine séparation ?

Il faudrait plus que quelques minutes pour aborder cette question difficile. Il y a eu une accumulation de raisons qui sont toutes tombées à peu près en même temps. Il y a eu la création de l’Etat d'Israël, qui a détérioré les relations entre juifs et musulmans dans tout le monde arabe. Il y a eu le mouvement sioniste qui est venu chercher les juifs dans leurs villages. Ce ne sont pas les juifs orientaux qui ont créé l’Etat d’Israël. Quand nous sommes arrivés, toutes les bases du conflit qui perdure aujourd’hui étaient déjà là, les Palestiniens étaient déjà dans les camps de réfugiés. Nous avons été les victimes collatérales de quelque chose qui nous dépassait, nous avons été, comme souvent, des pions dans l’histoire.

Tout cela a été concomitant avec la fin du colonialisme qui a été un rendez-vous manqué. Les juifs auraient pu devenir libres et égaux en droit dans ces nouveaux pays indépendants, mais ils sont partis. Pourquoi ? Sans doute, comme tous les immigrés, pour donner un meilleur avenir à leurs enfants. Et puis aussi parce que les juifs du Maroc ont été éduqués dans la langue française par l’Alliance israélite universelle, ce qui les a coupés de la langue arabe et de leurs origines en à peine deux générations.

Ce film vous a pris cinq ans de votre vie, c’était important pour vous de raconter cette histoire ?

Cela m’a paru important, personnellement et collectivement. Nous devons raconter nos histoires, surtout quand ce sont des histoires de fraternité. Il faut d’autant plus la raconter que je ressens aujourd'hui une grande inquietude.

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