En République centrafricaine, "il règne une situation de 'ni paix, ni guerre' qui peut durer des années"
Dans The Conversation, le chercheur Thierry Vircoulon analyse la situation en Centrafrique, qui connaît actuellement une paix relative.
Depuis la fin de la mission militaire française Sangaris en 2016, la République centrafricaine (RCA) a largement disparu des médias français. Pourtant, la situation centrafricaine mérite qu’on s’intéresse encore à elle pour ce qu’elle nous dit de la France, de l’Afrique et du monde.
Une paix relative, une gouvernance catastrophique
Un accord de paix, dit "accord de Khartoum", qui consacre l’impunité des seigneurs de guerre et leur confère des postes gouvernementaux, a été signé en février dernier sous l’égide de l’Union africaine, avec la bénédiction de l’ONU et grâce à l’intermédiation secrète de la Russie. Depuis, il règne en RCA une de ces situations de "ni paix ni guerre" qui peuvent durer des années. En échange d’une trêve relative, les groupes armés, qui font officiellement partie du gouvernement institué en mars par le président Faustin-Archange Touadéra, conservent leur mainmise territoriale et économique sur une grande partie du pays, et marchandent pas à pas la mise en œuvre de l’accord de paix. Seul ce dernier point intéresse les acteurs internationaux impliqués dans la gestion du conflit (l’ONU, l’Union africaine, l’UE, la France, les Etats-Unis et, plus récemment, la Russie), qui font mine d’ignorer la gouvernance catastrophique du pays comme si conflit et gouvernance n’étaient pas étroitement liés.
Les démons habituels de la mauvaise gouvernance sont vite revenus en force. Les anciens membres de l’élite qui ont une certaine rectitude se sont éloignés – ou ont été éloignés – des affaires publiques. Un casino chinois a été ouvert à Bangui en pleine crise dès 2017 et des hommes d’affaires peu recommandables hantent les couloirs du gouvernement. Non seulement des compagnies chinoises et d’autres acteurs douteux comme l’entreprise de mercenariat russe Wagner font leur safari économique en Centrafrique (les premières dans l’or et la seconde dans le diamant et la forêt), mais on peut aussi y croiser des affairistes liés à l’internationale terroriste.
En juin, le gouvernement a attribué de gré à gré à une société le contrat de fabrication des cartes d’identité. Ce contrat est original à plus d’un titre mais, surtout, son bénéficiaire a été suspecté d’accointance avec Al-Qaïda. La souveraineté vide du gouvernement centrafricain attire les réseaux criminels internationaux comme un aimant attire le métal. La criminalisation de la gouvernance ne date certes pas d’hier (Viktor Bout, trafiquant d’armes rendu célèbre par le film Lord of War, avait enregistré certaines de ses entreprises en Centrafrique) mais elle s’est généralisée.
Paradoxalement, bien que la corruption demeure au cœur du politique, les bailleurs augmentent leur soutien financier. Les deux principaux donateurs de la Centrafrique ont largement ouvert les vannes de l’aide cette année : la Banque mondiale a ainsi décidé de débloquer 100 millions de dollars et l’UE, comme au bon vieux temps de la coopération française, paie des assistants techniques pour faire fonctionner des administrations en ruine et souffler quelques idées aux ministres qui en manquent (mais qui en général n’en veulent pas).
De facto, et même si le gouvernement français a augmenté son aide à la RCA après l’arrivée des Russes en Centrafrique à la fin de l’année 2017, la charge financière de l’Etat centrafricain a été transférée de Paris à Bruxelles. L’UE s’est complètement substituée à la France en rémunérant les fonctionnaires et en finançant une grande partie du secteur de la sécurité. Non seulement une mission militaire européenne forme les soldats centrafricains depuis 2016 mais l’UE a décidé de financer la police, la gendarmerie et l’appareil judiciaire, c’est-à-dire des administrations sur lesquelles elle n’a aucun contrôle et qui sont au cœur du système de prédation.
Il y a plusieurs leçons à tirer de cette crise oubliée.
Le triomphe de la realpolitik
Premièrement, la demande de justice et de bonne gouvernance censée guider l’intervention internationale a cédé la place à la realpolitik. En mai 2015, le Forum de Bangui, une consultation populaire organisée par l’ONU, concluait que le conflit était le résultat d’une crise de gouvernance et qu’il ne pourrait y avoir de réconciliation sans justice. Des dispositions spécifiques visant à améliorer la gouvernance ont été incluses dans la Constitution adoptée en 2015. Mais ni le fait que ces dispositions restent lettre morte ni la multiplication des affaires de corruption n’ont suscité de réaction notable des acteurs internationaux. Quant à la demande de justice des populations – et, notamment, l’exigence de juger les responsables du conflit –, elle a bel et bien été enterrée par l’accord de paix de Khartoum.
Entre 2015 et 2019, les acteurs internationaux sont donc passés des envolées lyriques sur la paix, la justice et la cohésion sociale du Forum de Bangui à une realpolitik qui consiste à marchander un semblant de paix avec les seigneurs de guerre, à tolérer la corruption gouvernementale et à oublier leurs promesses. Ce changement d’attitude résulte d’un nouveau contexte international : dans un monde de plus en plus multipolaire, la priorité des grandes puissances n’est pas d’appliquer leurs principes mais de conserver leur influence. Ainsi, on l’a dit, le gouvernement français, qui semblait heureux de refermer le dossier centrafricain après Sangaris, l’a rouvert rapidement quand la Russie s’est invitée en RCA. Paris est passé du désengagement au réengagement en augmentant ses visites ministérielles, son aide et ses conseillers auprès du gouvernement centrafricain. Dans la foulée, le gouvernement français, qui était réticent au réarmement de l’armée centrafricaine, s’est converti à la nécessité de l’armer. Sur ce plan, la stratégie du faible qui consiste à jouer des rivalités des puissants pour en obtenir quelques avantages, concessions et garanties pour l’avenir est payante.
Le désir de changement
Deuxièmement, dans la mesure où l’intervention internationale est plus conservatrice que transformatrice, se pose la question du changement endogène. Les Centrafricains se sentent floués aussi bien par les groupes armés que par les acteurs internationaux et par leur propre gouvernement.
Comme dans d’autres pays africains, le désir de changement de la population s’incarne désormais plus dans les organisations de la société civile et les églises que dans les partis. En interdisant sa première manifestation en juin, le gouvernement ne s’est pas trompé : la plate-forme E Zingo Biani, qui réunit des personnalités de la société civile et des politiques, est la véritable opposition dans la perspective des élections présidentielles et législatives prévues fin 2020. Face à cette menace, le pouvoir a déjà commencé à remette au goût du jour les vieilles techniques éprouvées de verrouillage de l’espace public, d’instrumentalisation de la machinerie électorale et d’achat ou d’intimidation des opposants.
L’éternel dilemme français
Troisièmement, malgré leur discours, les autorités françaises sont toujours incapables de trancher le dilemme historique de leur politique africaine : tourner la page et partir ou rester et changer véritablement de politique. Aucun des gouvernements qui se sont succédé à Paris depuis les mutineries de 1996 ne s’est résolu à rompre avec une histoire que les Centrafricains lui renvoient comme une accusation. Alors que Paris clame qu’il n’a plus d’intérêts économiques et militaires en Centrafrique, la politique de désengagement, on l’a dit, a vite été inversée sous l’effet de l’offensive russe. Si l’on comprend que le gouvernement français ne souhaite pas perdre son influence au profit de la Russie, on peut se demander si cette influence se joue vraiment dans un pays comme la Centrafrique…
Bien malgré elle, la Centrafrique est donc le miroir à la fois d’un certain état de la France, de l’Afrique et même du monde.
Thierry Vircoulon, Coordinateur de l'Observatoire pour l'Afrique centrale et australe de l'Institut Français des Relations Internationales, Sciences Po – USPC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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