Grand entretien Massacre des Algériens du 17 octobre 1961 : "S'il y a un tabou, il est plutôt à chercher du côté des institutions françaises", selon le chercheur Paul-Max Morin

Il y a 63 ans, une manifestation a lieu dans la soirée du 17 octobre dans la capitale pour protester contre l'instauration d'un couvre-feu concernant seulement les Algériens. Elle est fortement réprimée par la police parisienne. Des centaines, ou des dizaines selon les historiens, d'Algériens sont tuées.
Article rédigé par Thomas Destelle
Radio France
Publié Mis à jour
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Une stèle au niveau du pont Saint-Michel à Paris en hommage aux victimes algériennes du 17 octobre 1961. (JEROME LEBLOIS / HANS LUCAS / VIA AFP)

Dans la nuit du 17 octobre 1961, des milliers Algériens manifestent pacifiquement à Paris, à l'appel du Front de libération nationale (FLN), pour contester le couvre-feu qui leur avait été imposé par le gouvernement de l'époque, en pleine guerre d'Algérie. Nombre d'entre eux sont arrêtés et emprisonnés. D'autres – de quelques dizaines à plus de 200 selon les sources – sont battus à mort et jetés dans la Seine par la police parisienne.

Si "cette histoire reste souvent difficile à raconter" dans certaines familles, "le tabou, s’il en est un, est plutôt à chercher du côté des institutions", explique Paul-Max Morin, chercheur en sciences politiques, qui a travaillé sur les mémoires de la guerre d'Algérie. Le chercheur a notamment écrit le livre Les jeunes et la guerre d'Algérie : Une nouvelle génération face à son histoire, et est le coauteur du podcast Sauce algérienne, produit par Spotify.

franceinfo : Le 17 octobre 1961 est-il connu par la jeunesse issue de l'immigration algérienne ?

Paul-Max Morin : La question ne concerne pas forcément que les jeunes issus de l'immigration algérienne mais plutôt la nouvelle génération, et notamment par rapport aux anciennes. Cette date est beaucoup plus connue aujourd'hui grâce à tout le travail d'histoire, de mémoire ou de militantisme politique réalisé autour du 17-Octobre depuis les années 1990. Pour les générations précédentes, le 17-Octobre était moins une référence. Longtemps, ni la presse, ni le monde culturel, ni les institutions n'ont investi la mémoire de ce massacre.

L'État français a aussi longtemps nié le problème. Les anciennes générations se référaient davantage à d'autres événements comme ceux de Charonne, car sa mémoire était portée par un Parti communiste puissant [le 8 février 1962, lors d'une manifestation à Paris contre la guerre d'Algérie, la répression policière faisait neuf morts et plus de 250 blessés au métro Charonne]. Celle du 17 octobre 1961 est longtemps restée confinée aux associations de travailleurs immigrés. En ce qui concerne les jeunes d'origine algérienne spécifiquement, ils ont peut-être reçu des récits plus personnels et intimes si leurs grands-parents y ont participé ou en ont été témoins mais il ne faut pas en faire une catégorie homogène ou à part des autres jeunes français.

Comment la nouvelle génération a-t-elle entendu parler du 17-Octobre ?

L'événement est aujourd'hui enseigné à l'école et c'est une des dates marquantes de la fin de la guerre d'Algérie. Hors du cadre scolaire, les jeunes en ont parfois entendu parler via la culture notamment le rap (Médine, Hugo TSR) ou des films (Jhon Rachid) et bien sûr les médias qui aujourd'hui en parlent très librement. Mais la politisation de la famille explique aussi que certains jeunes connaissent beaucoup mieux cette histoire que les autres. Dans les familles, on raconte cette histoire pour raconter l'immigration, le racisme, la difficulté du chemin parcouru surtout si un grand-père ou une grand-mère y a participé.

Des manifestants algériens arrêtés par la police, le 17 octobre 1961. (AFP)

Cette histoire n'est pas toujours transmise dans les familles ?

Cette histoire reste souvent difficile à raconter parce que les grands-pères qui l'ont vécue ne vont pas forcément se livrer et relater toute la violence. La violence reste difficile à raconter. Cela prend parfois la forme d'un récit à trous et à mystères, où on sent qu'il s'est passé quelque chose, que le grand-père y était et y a participé mais on ne raconte pas la répression en détail. C'est le défi de cette nouvelle génération : d'explorer ces trous et ces mystères pour poser des questions, trouver des réponses, provoquer la parole.

Il n'y a pas donc plus un tabou autour de ce massacre et plus généralement sur la guerre d'Algérie ?

Non, je ne pense pas. Aujourd'hui, si un grand-père se met à en parler, il est probable que les petits enfants qui ont vu des films ou vu des youtubeurs faire des vidéos autour du 17-Octobre, puissent recevoir cette parole du grand-père, et comprendre de quoi il parle. La transmission reste une histoire de parole mais aussi d'écoute. Elle peut avoir lieu lorsqu'on est en capacité aussi de recevoir cette parole. Dans les familles qui n'ont pas traversé les événements, qu'elles soient d'origine algérienne ou non, le 17-Octobre est aussi un référent politique. La date sera évoquée pour transmettre une histoire de la résistance anticoloniale, du racisme, de la violence d'État, etc. Et en cela, cette date a remplacé Charonne pour illustrer ces faits politiques.

Le tabou, s’il en est un, est plutôt à chercher du côté des institutions qui ont mis du temps à accepter que d’autres portent un discours de vérité et qui n’ont à ce jour toujours pas reconnu la pleine vérité, ni rendu accessible la totalité des archives, ni organisé un travail collectif sur le sujet.

Vous rejetez cette idée de tensions ou de guerre des mémoires sur la guerre d'Algérie ?

Il y a cette idée reçue qui consiste à dire que des mémoires tronquées et manipulées, issues de la guerre et de la colonisation, nourrissent dans la société française des tensions, des problèmes identitaires et une violence politique depuis 20 ans. En résumé, les attentats islamistes, les mouvements antiracistes, "l'indigénisme", le mouvement dit "décolonial", l'extrême droite… Tout ça viendrait de l'Algérie.

Mes recherches ont montré que cette tension n'est pas à chercher dans le rapport au passé mais dans ce que les jeunes vivent au présent. La plupart des jeunes ont des représentations très apaisées du passé, et d'ailleurs souvent assez consensuelles. Ils connaissent mal cette histoire. Et formulent des demandes claires d'histoire pour mieux la connaître. Les jeunes ne vont pas s'affronter au sujet de supposées rancœurs du passé. Ils vivent par contre des tensions dans la société actuelle.

"Ce qui provoque encore des tensions dans la vie de tous les jours d'un jeune d'origine algérienne aujourd'hui, c'est le racisme dont il est victime, et notamment de la part de policiers. Les jeunes ne se mobilisent pas pour la reconnaissance du 17 octobre 1961 mais contre le racisme dans la police aujourd'hui."

Paul-Max Morin, chercheur en science politique

à franceinfo

À cet effet, le 17-Octobre peut parfois être investi pour inscrire cette histoire de violences policières dans le temps long. Mais les gestes mémoriels des institutions, s'ils ne servent pas à expliquer cette histoire du racisme et à lutter contre ses manifestations contemporaines, ne sauraient apaiser les dites tensions.

Les déclarations d'Emmanuel Macron en 2021, où il dénonce "des crimes inexcusables" commis "sous l'autorité de Maurice Papon", ne sont pas suffisantes ?

Dans sa reconnaissance du 17 octobre 1961, le président de la République, s'arrête au milieu du gué. La reconnaissance de la seule responsabilité individuelle de Maurice Papon ne correspond pas à la vérité historique, terme pourtant angulaire des prises de parole du président sur le passé algérien.

L'exécutif trouve en Maurice Papon un coupable idéal permettant d'éluder la responsabilité de l'institution policière. Surtout, et contrairement à ce qui avait été fait pour Maurice Audin, il ne donne pas de clefs de compréhension pour que la société saisisse les mécanismes ayant pu amener à une telle répression en plein Paris. Il ne nous confronte pas à la source de ce passé, c'est-à-dire au système colonial et ne donne pas non plus de direction pour traiter ce qu'il reste de ce passé, c'est-à-dire le racisme, notamment dans la police. Les mots "colonial", "racisme" ou "ratonnade" ne sont même pas prononcés.

Des Algériens défilent sur les grands boulevards parisiens encadrés par les forces de l'ordre, le 17 octobre 1961. (AFP)

À quoi pourrait ressembler une véritable reconnaissance du massacre ?

Tout d'abord, l'enjeu principal est celui de la connaissance. Avant de reconnaître cette histoire, il faut la connaître. Il est donc nécessaire de produire et financer de la recherche sur l'événement, son origine, ses conséquences, etc. Pourquoi sommes-nous, 60 ans après, incapables de connaître le nombre de morts précis et d'en lister les noms ? On pourrait créer un programme de recherche sur le 17-Octobre et ses archives. C'est quelque chose qu'on sait faire sur d'autres sujets.

Quant au rôle d'un chef de l'État ou d'un politique, il n'est pas forcément de dire l'histoire. On pourrait se dire qu'il laisse la société travailler. Mais s'il ou elle le fait, le politique a la responsabilité de dire l'histoire avec les mots des historiens et sur la base du travail de vérité qui existe déjà. Aujourd'hui, on sait que le racisme a joué un grand rôle dans la répression du 17-Octobre. Ne pas le dire est irresponsable. On reconnaît des victimes, mais on ne dit pas ce qui a amené à leur assassinat en plein Paris.

Pourquoi évoquez-vous dans votre dernier livre "une impasse mémorielle" sur le colonialisme concernant Emmanuel Macron ?

L'angle mort de l'approche du chef de l'Etat sur cette mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie, c'est que la question coloniale et la question du racisme y sont justement complètement absentes, y compris quand on recherche ces mots dans les discours. On ne parle pas de ces sujets-là. On n'utilise pas les mots.

"Il est spectaculaire d'investir cette mémoire, d'y mettre autant de volontarisme et d'énergie politique, de vouloir parler de ces 132 ans d'histoire de la France en Algérie, sans jamais prononcer les mots 'colonial' ou 'racisme' qui sont pourtant au cœur de cette histoire."

Paul-Max Morin, chercheur en science politique

à franceinfo

Au mieux, il s'agit d'une improvisation, au pire, cela peut être analysé comme une forme d'évitement volontaire du sujet, et de dépolitisation de ces éléments de l'histoire. Reconnaître le système colonial amènerait inévitablement la société française à faire un travail politique important sur elle-même, sur ses structures de pouvoir, son identité, ses institutions et sur les conséquences encore actives du colonialisme dont la question du racisme et de l'antisémitisme. Ce travail demande du sérieux, du temps, de l'argent et d'aller au-delà de la seule parole présidentielle pour fournir à la société les outils dont elle a besoin. Emmanuel Macron, s'il fait preuve d'un volontarisme politique certain, n'organise pas ce travail.

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