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Parodies, sketchs sur YouTube et infos satiriques : l'Algérie se rit de la présidentielle sur le web

Article rédigé par Gaël Cogné
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Une vidéo parodique sur la politique algérienne par Zarouta Youcef. (CAPTURE D'ÉCRAN YOUTUBE)

Les Algériens profitent d'internet pour se moquer du président Abdelaziz Bouteflika et railler une élection qui paraît jouée d'avance.

On dit des Algériens qu'ils ne s'intéressent pas à la politique. Que dix ans de guerre civile et la reconduction annoncée d'un vieil homme malade pour son quatrième mandat ont achevé d'écœurer les électeurs. Peut-être. Mais ça ne les empêche pas de rire des absurdités de leur quotidien.

A l'approche de l'élection présidentielle du 17 avril, les humoristes raillent largement leurs dirigeants. Pour cela, ils tirent parti du développement d'internet et investissent largement ses outils. Plongée dans une galaxie bouillonnante.

Boutefoutai ?

"Dites-moi, comment il va ? Quel est son état de santé ? Certains me disent : 'Ne t'inquiètes pas. Il arrive quand même à parler.' D'autres disent qu'il ne bouge plus. Qu'il n'arrive même pas à marcher. Ça fait longtemps qu'on l'a pas vu. Ni dehors, ni à la télé. Pas vrai ? Où es-tu Boutef ? Dis-nous où es-tu Boutef ? (...) Outai, Boutefoutai ? Outai, Boutefoutai ?" Avec une simple parodie de Papaoutai, le tube de l'artiste belge Stromae, un internaute saisit toute l'absurdité d'une campagne marquée par l'absence du candidat favori : Abdelaziz Bouteflika. A 77 ans, malade, il brigue un quatrième mandat.

Trois jours après sa publication sur YouTube, le 3 avril, par un anonyme, cet habile montage, largement repris par des médias algériens et français, comptait plus de 80 000 vues. A lui seul, il illustre l'engouement pour internet des jeunes Algériens. Exploitant les outils des nouvelles technologies, le web algérien raille les travers de la vie de tous les jours et, à l'approche de l'élection présidentielle, s'attarde sur ses politiques.

Détournements et parodies sur Facebook 

A tel point qu'il en irrite certains. Sur TV5 Monde, le ministre du Développement industriel et porte-parole d'Abdelaziz Bouteflika, Amara Benyounès, a tenu à rappeler que "ce n'est pas Facebook qui va voter, ce n'est pas internet qui va voter : c'est le peuple algérien"

Si le ministre algérien fait référence au réseau social, c'est parce qu'en 2014, la satire fleurit sur internet et tout particulièrement sur Facebook. Abdelaziz Bouteflika y apparaît en Superman, en chaise roulante sur l'affiche d'une série mettant en scène des zombies, se désolant du résultat du Front national en France ("Zut ! Fini le Val de Grâce !", dit le président algérien) ou encore dans un montage imitant ce qui semblait être pour le coup un vrai montage...

 

 

 

 
 

 

 
 

 

 
 

 

Certaines pages Facebook sont suivies par des dizaines, voire des centaines de milliers d’internautes, comme Radio Trottoir. Selon le site spécialisé algérien Jam Mag, en 2012, quand les internautes du pays se rendaient sur Google, c'était d'abord pour être redirigé vers Facebook et s'y connecter. On trouve sur le réseau social une large palette de formats : des montages vidéos, photos et des "mèmes", comme cette photo d’Adolf Hitler, repérée par le site Orient XXI. Il est dit ici : "Cela ne m’honorerait pas d’envahir un pays de 37 millions d’habitants et dont la superficie égale celle d’un continent, qui serait gouverné par un président n’ayant eu aucune activité depuis deux ans, à l’exception du fait de boire sa tisane, et qui, avec cela, veut un quatrième mandat !" Une référence à la réapparition à Paris d’Abdelaziz Bouteflika après des mois d’absence. Devant une caméra, il avalait un expresso en robe de chambre :

Une nouvelle génération d'humoristes

Fer de lance de cet humour 2.0, une génération de jeunes humoristes s'est emparée de YouTube alors que tablettes et ordinateurs gagnent peu à peu les foyers. Ils s'appellent DZjoker, Anes Tina, Zarouta Youcef, MisterX, MGdz et leurs vidéos peuvent dépasser le million de vues. Ils parlent aussi bien de l'arrivée de la 3G que de la conduite de leurs compatriotes dans les rues d'Alger, en passant par la religion et les travers de la politique algérienne

Dans un entretien au journal El Watan, Anes Tina (qui compte 155 000 abonnés sur sa page YouTube) explique aborder "tous les sujets qui [lui] passent par la tête". Pour lui, il n'y a pas de "censure" en Algérie : "La liberté d'expression existe." Il ne s'est d'ailleurs pas privé d'adresser un "message au président" sous la forme d'un rap critique à l'égard d'Abdelaziz Bouteflika.

Au grand quotidien algérien, il confie avoir tenu à dire "que le temps du changement est venu et j'en ai profité pour lui énumérer certains problèmes de la société algérienne : la corruption, la pauvreté, les harragas [migrants clandestins], le chômage..." Toutefois, il se révèle désabusé : "Comme la plupart des jeunes, je ne crois pas que notre opinion est prise en compte. Le jour où je serai sûr que mon vote changera quelque chose, et fera la différence, alors j'irai voter". Contactés à de nombreuses reprises, aucun de ces jeunes talents n'a répondu.

De leur côté, les responsables politiques observent un peu médusés ces nouveaux phénomènes. Moqué dans une vidéo de Zarouta Youcef, le Premier ministre, Abdelmalek Sellal a reconnu une forme de "génie", chez ces "facebookers" "Ils nous malmènent régulièrement et nous attaquent frontalement. Mais je reconnais qu’ils ont du génie. Ces informaticiens et internautes prouvent que notre pays dispose d’importantes compétences."

Voici un extrait de sa déclaration : 

L'équivalent algérien du Gorafi

Un symbole revient régulièrement dans ces gags : la brosse, ou Chita, en arabe. Celle qui sert à reluire le régime. Elle a même donné naissance à une compétition satirique, les Chita Awards, pour les déclarations les plus flagorneuses. Le premier prix a été remporté par le footballeur Islam Slimani, qui a fait don de son titre du meilleur joueur algérien au président Abdelaziz Bouteflika.

Une compétition dont Bled Mickey, l'équivalent du Gorafi en Algérie, s'est fait l'écho. Avec ses fausses infos, le site satirique (dont le nom fait référence à la chanson d'un célèbre rappeur contestataire qui compare l'Algérie à Disneyland) pointe de vraies absurdités. A l'approche de l'élection présidentielle, les titres du site se font très politiques : "Abdelaziz Bouteflika : il n'était pas malade mais addict au jeu Candy Crush", "Des ONG dénoncent un excès de libertés en Algérie", "A l'approche des élections, la police algérienne détectera désormais 'l'esprit critique' aux barrages".

Une dizaine de personnes alimentent Bled Mickey. "Il y a des journalistes, des banquiers, un avocat", explique une des rédactrices, consciente que les contributeurs appartiennent à une petite élite francophone. "On a des identifiants, mais on ne se connaît pas forcément, ça aide à se protéger les uns les autres et à se lâcher un peu." Pour elle, Bled Mickey n'est pas une démarche militante. C'est surtout un bon moyen de "se défouler. On prend le parti d'en rire un peu".

Car internet offre de "nouvelles formes de récit" qui "collent à l'ère du temps". Comme Anes Tina, elle juge que la presse est assez libre en Algérie : "Il n'y a pas vraiment de censure. Mais ce qui marque cruellement en Algérie, c'est le sens de l'absurde, notamment de la part de la bureaucratie. On expérimente souvent des situations absurdes et on essaie de les décrire." Ainsi, plutôt que d'entrer de plain-pied dans le débat politique, ces humoristes dépeignent simplement les travers de la société algérienne.

La caricature, une vieille tradition

Contactée par francetv info, Elizabeth Perego, une doctorante américaine, remarque que l'humour politique en Algérie n'est pas une nouveauté. La caricature y est une vraie tradition, notamment par le dessin avec des auteurs comme Slim ou Dilem. L'universitaire s'intéresse dans sa thèse aux blagues de la "décennie noire", des années 1990.

Au fil des années, l'humour change et s'adapte à son époque, observe-t-elle. Ainsi, dans les années 1980, années d'ouverture progressive, mais aussi d'affairisme, "il y avait une blague qui circulait sur le président Chadli Bendjedid", se souvient-elle. Et l'historienne de continuer : "Elle dit que le président a tellement d'histoires drôles qui le visaient, qu'il demande à ses ministres de les collecter. Ils doivent les écrire et mettre les papiers dans un grand sac. Le président prend le sac et se dirige vers le port. Il monte à bord d'un bateau et appareille. Arrivé en pleine mer, il jette le sac au fond de la Méditerranée. Mais quelques instants plus tard, tous les poissons remontent à la surface, morts de rire". Une blague plutôt légère.

L'humour, une soupape

Quand arrivent les années 1990, et la guerre, le ton évolue et certaines blagues deviennent beaucoup plus sombres. Elizabeth Perego raconte : "Un homme conduit sa voiture quand il tombe sur un barrage. Il pense que ce sont des islamistes. Alors, quand on lui demande de quel côté il est, il s'empresse de dire qu'il soutient les islamistes. Mais ce sont des militaires et ils lui tailladent la joue. Il reprend la route et tombe sur un deuxième barrage. Cette fois, il se dit qu'il a retenu la leçon et il dit qu'il est du côté des militaires. Mais ce sont des islamistes et ils lui tailladent l'autre joue. En arrivant à l'hôpital, le médecin lui demande quelle joue il veut qu'on lui recouse en premier. L'homme répond qu'il faudrait commencer par lui coudre la bouche pour qu'il ne puisse plus parler." Cette fois, "la blague n'a pas pour fonction de rigoler, mais de témoigner", analyse l'Américaine.

En Tunisie, avant la chute de Ben Ali, où la censure était complète (contrairement à l'Algérie), elle note que les gens "arrivaient tout de même à se raconter des blagues politiques. C'était comme une soupape et cela restait plus sûr que de se plaindre vraiment, dans un espace formel". Et puis, "à travers les blagues, je me demande si on ne construit pas une culture commune, quelque chose que l'on partage avec les autres", s'interroge l'universitaire.

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