Changement climatique : un an après les intempéries qui ont endeuillé l'arrière-pays niçois, comment la Côte d'Azur se défend-elle face aux inondations ?
Chaque automne, les conditions météorologiques soumettent le pourtour de la Grande Bleue à un stress unique sur le territoire. Alors que le réchauffement climatique fait augmenter la température de la mer, les épisodes méditerranéens deviennent plus intenses et plus fréquents. A tel point que la Côte d'Azur n'a d'autres solutions que l'adaptation.
Côté pile : un coin de paradis. Un territoire logé entre les Alpes, majestueuses, et la Méditerranée, sublime. Côté face : des airs d'apocalypse. Des pluies torrentielles dévalent les pentes, gonflent les cours d'eau, se heurtent à des murs de béton. Voici les deux visages de la Côte d'Azur, une carte postale française que vient occasionnellement – et brutalement – déchirer le réchauffement climatique.
Le 2 octobre 2020, la tempête Alex frappe l'arrière-pays niçois. Dans plusieurs villages de la vallée de la Vésubie, de la Roya et de la Tinée, des pluies torrentielles emportent des routes et des habitations, faisant fait dix morts et huit disparus. L'année précédente, en novembre puis en décembre 2019, Cannes et ses environs se retrouvaient en partie les pieds dans l'eau. Quatre ans plus tôt, dans la nuit du 3 au 4 octobre 2015, un épisode méditerranéen s'abattait sur une zone qui s'étend de Mandelieu à Antibes, provoquant la mort de 20 personnes.
Au fil des années, l'exceptionnel se répète. Et si personne ne sait où et quand il frappera à nouveau – car il frappera à nouveau –, ceux qui l'ont connu n'ont d'autre choix que de se préparer au pire. Au cas où.
"Après cela, on n'a qu'une envie, c'est de foutre le camp"
"La vague faisait deux mètres. Vous avez l'impression d'être dans un film catastrophe." Dans la nuit du 2 au 3 octobre 2015, Michèle Luzoro a eu jusqu'à 80 cm d'eau dans sa villa de Biot (Alpes-Maritimes). Elle a vu, impuissante, la voiture de son compagnon "se lever dans l'allée et se jeter sur un rond-point, avec une trentaine d'autres". En une bouillante après-midi de mai, quatre ans plus tard, les voilà réunis avec quelques amis de l'Association de sauvegarde de Biot et des Alpes-Maritimes. Cela fait longtemps qu'ils alertent sur les risques d'inondations dans la région : quelques mois avant la catastrophe, ils avaient déposé auprès du Conseil du développement durable de leur communauté d'agglomération un avis sur le sujet. Il avait été accepté le 26 septembre 2015, soit une semaine avant les intempéries.
"Quand cela arrive, sur le coup, on n'a qu'une envie, c'est de foutre le camp. Et puis au fur et à mesure, on met en place des choses. On se dit que ça va aller", poursuit Michèle Luzoro. Maintenant que leur crainte s'est réalisée, ces riverains se mobilisent pour exiger que les pouvoirs publics œuvrent à protéger les habitants de cette menace qui plane au-dessus de leur tête chaque automne, quand la Méditerranée, toujours plus chaude, s'évapore et vient rencontrer des masses d'airs froides en altitude, créant le cocktail parfait pour des pluies torrentielles.
"Il faut adopter l'esprit inondation"
Dans la foulée du drame, les communautés de communes du territoire ont proposé aux propriétaires des diagnostics gratuits, leur permettant d'adapter leurs logements, pour certains requalifiés en "zone rouge". Aujourd'hui, de nombreux quartiers résidentiels seraient inconstructibles. Comme celui de Dominique Béraudo, professeure fraîchement retraitée, installée à deux pas du Marineland, à Antibes. Elle vit dans une jolie maison entourée d'un petit jardin luxuriant, entre ombres des arbres et parterre de fleurs. Ses parents l'ont construite, mais elle n'a plus le droit d'y faire des travaux, si ce n'est pour suivre les recommandations des hydrologues : creuser une cuve sous le jardin, récupérer les eaux de pluies, installer des batardeaux – des barrières étanches amovibles – le long des portes et des baies vitrées.
"J'ai envisagé de vendre. Et puis je me suis dit : 'Je vais brader ma maison.' En zone inondable, ça ne vaut pas grand-chose. Au prix de l'immobilier, je ne vais jamais retrouver un logement équivalent. Je devrai quitter la région ou vivre en appartement. J'ai choisi de me réapproprier ma maison", poursuit-elle.
"Soit vous vous adaptez, soit vous partez."
Dominique Béraudo, habitante d'Antibesà franceinfo
L'esprit résilient dont elle fait preuve aujourd'hui lui rappelle un souvenir d'enfance quand, chez des amis de ses parents établis dans le Gard, elle avait remarqué "une grande trappe au plafond dans la salle à manger". "Je me demandais à quoi cela pouvait bien servir. On m'a expliqué que c'était par là qu'on montait les meubles quand le fleuve était en crue. Les gens vivaient avec le risque", remarque-t-elle. Une anecdote qu'elle a partagée avec Valérie Emphoux, directrice du service gestion des milieux aquatiques et de la prévention des inondations de la Communauté d'agglomération de Sophia-Antipolis (Casa). Laquelle a acquiescé : "Il faut adopter l'esprit inondation."
Accepter de vivre avec l'eau, quitte à la voir parfois s'écouler à travers le jardin, semble pourtant contre-intuitif pour certains propriétaires, davantage soucieux de repousser l'assaut de ces éphémères torrents. Non loin de chez Dominique, plus haut sur la colline, l'un d'eux a fait bâtir un mur : un édifice dangereux puisqu'il dévie le cours de l'eau, empêche son écoulement et pourrait bien céder. Son voisin a lui aussi opté pour le cloisonnement. "Il pensait se protéger, mais lors des intempéries, l'eau est arrivée de mon jardin jusqu'à chez lui et s'est retrouvée prisonnière des murs sur son terrain", se souvient-elle, citant de mémoire l'hydrologue venu évaluer les lieux il y a quelques années : "Vous n'empêcherez pas l'eau d'arriver avec un mur. Elle tombe du ciel."
Depuis des années, les services des collectivités dressent des procès-verbaux pour inviter ces propriétaires à abattre ces édifices et, plus généralement, à assurer le nettoyage des cours d'eau qui traversent leur propriété. "Depuis 2015, on en a dressé une soixantaine pour demander d'abattre des remblais ou des murs illégaux. Mais 98% sont classés sans suite faute de temps et de moyens pour la justice, regrette Valérie Emphoux. Les gens pensent se protéger, ils ne se rendent parfois pas compte des conséquences de telles actions."
Dans la communauté d'agglomération voisine, celle de Cannes-Lérins, "tous les ans depuis 2016, on écrit 3 000 courriers aux propriétaires qui ont des terrains traversés par des vallons pour leur demander d'entretenir leur bout de cours d'eau", abonde le directeur général des services, Michel Tani. En cas de refus, c'est la communauté d'agglo qui s'en charge, "mais bien sûr, on leur envoie la facture. Malheureusement, on s'aperçoit que la contrainte, ça fonctionne."
"La nature a été vendue au plus offrant"
Mais il ne suffit pas d'entretenir les rivières au fond des jardins. Si la géographie des lieux en a fait l'un des endroits les plus admirés de France, ce coin de Côte d'Azur présente d'importantes vulnérabilités. Depuis sa camionnette, Tony Damiano dresse l'inventaire. "Il y a neuf ruisseaux rien que sur la commune de Vallauris Golfe-Juan", explique ce membre de l'association Avenir 06, qui travaille à la valorisation des espaces naturels et du patrimoine local. "Ici, autrefois, il y avait une rivière, dit-il en engageant le véhicule dans une rue pentue. Elle a été comblée."
Des vallons ont été recouverts, réorientés parfois pour permettre de bâtir en sous-sol. "Rien que ces dix dernières années, ça s'est encore dégradé en termes d'urbanisation. L'attrait de la Côte d'Azur, de la mer, l'aura du coin... Les prix ont encore considérablement augmenté et tout cela fait venir des gens pour qui la protection de la nature n'est pas une priorité. Elle a été vendue au plus offrant. Cela change tout doucement, mais pour beaucoup d'endroits, c'est déjà trop tard", déplore-t-il. C'est pourquoi ce membre du Conseil de développement de la Casa plaide pour l'interdiction de construire sur une bande de 600 mètres à partir du littoral.
Si la bétonisation n'est pas la seule responsable, le spectaculaire développement de la côte à partir des années 1960 a bel et bien entravé l'écoulement naturel des rivières et des eaux de pluie sur les bassins versants en direction de la mer. Ainsi, le long de la pente, elles rencontrent d'abord l'autoroute A8, qui vient encercler les communes côtières, de Mandelieu à Saint-Laurent-du-Var. "Il y a ensuite une nationale, puis la voie de chemin de fer", égrène Tony Damiano. Et partout, des constructions, pour beaucoup équipées de parkings souterrains. Autant d'obstacles qui retiennent l'eau et font mécaniquement monter son niveau en cas d'intempéries, notamment quand les vallons se retrouvent bouchés par les débris ramassés au passage par la boue. Les petits cours d'eau, asséchés l'été, débordent quant à eux sur le bitume. Et les routes se changent en rivières.
"Réparer les erreurs du passé"
Pour comprendre les enjeux du ruissellement, Valérie Emphoux donne rendez-vous sur le parking d'une boîte de nuit, La Siesta, construite face à la mer. C'est ici que les eaux de pluie finissent leur course. C'est aussi un bon exemple des grands travaux menés par la collectivité pour diminuer le risque d'inondation : à quelques pas, un escalier conduit sous la route, le long d'un petit fleuve, la Brague. En 2011, la zone a été réaménagée. L'objectif ? Ouvrir le passage pour permettre au fleuve de s'écouler en cas de crue. "On a descendu le terrain, on a refait des talus, replanté des espèces aquatiques…" liste-t-elle. "Lors des intempéries de 2015, cet aménagement a permis de faire baisser le niveau du fleuve de 30 à 50 cm en amont", explique-t-elle. Fermé après la catastrophe, le camping doit laisser place à "un site compatible avec des activités de plein air, qui pourra recevoir l'eau en cas de crues", continue la spécialiste.
Déjà avant le drame, la communauté d'agglomération pour laquelle elle travaille avait engagé de nombreux chantiers, quitte à racheter, via le dispositif du fonds Barnier, des lotissements entiers, voués à la destruction. "On répare les erreurs du passé, explique Valérie Emphoux. Cela prend du temps." Au hameau de la Brague, à Biot, les pelleteuses s'affairent encore : là où s'étendaient 26 logements, la largeur du lit de la rivière passera de 20 à 80 m dans le cadre d'une "renaturation" du site. Des plantes, des arbres et un talus en pente douce... Une opération à plus de 10 millions d'euros.
Dans la communauté d'agglomération de Cannes-Lérins, "on a repensé la ville et la place de l'eau et de la nature dans la ville", abonde Michel Tani. "On a travaillé sur la question de la 'désimperméabilisation', voire de la 'désurbanisation'. Et quand il faut démolir, on le fait, même si ce n'est pas facile, notamment pour les gens qui ont vécu à ces endroits." Là aussi, la facture est salée : 20 millions d'euros engagés depuis 2016. Dans le hameau du Carimaï, à Cannes, une quarantaine d'habitations ont été rachetées, puis rasées, en prévision de la construction d'un bassin de rétention. "L'objectif est de permettre de ralentir la crue. Chaque minute gagnée permet de mettre en sécurité les biens et les personnes. A la vitesse à laquelle ça se passe en cas d'intempéries, gagner dix minutes, c'est fondamental", explique-t-il.
De la pédagogie à la réduction de la vulnérabilité des logements, en passant par la renaturalisation et la modification de l'aménagement, les collectivités déploient "un éventail de solutions complémentaires" pour limiter le risque et préparer la population. "C’est une erreur de penser que la prévention des inondations consiste à mettre des pelleteuses dans les cours d’eau pour les élargir", continue Valérie Emphoux, relevant que "le but de ces structures hydrauliques, c'est justement d'être le moins visible possible." Car si tous s'accordent sur la nécessité de vivre avec le risque, personne n'entend sacrifier la carte postale.
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