Les Etats-Unis mettent fin à la "neutralité du net" : cinq questions pour comprendre cette décision qui bouleverse les rÚgles d'internet
La circulaire que doit adopter jeudi 14 décembre la commission fédérale américaine des communications (FCC) va abroger l'un des principes fondateurs d'internet. Franceinfo décrypte les conséquences de cette décision aux grandes répercussions outre-Atlantique.
Ce projet enterre l'un des principes fondateurs d'internet. Le gendarme américain des télécoms a voté, jeudi 14 décembre, l'abrogation de la neutralité du net en adoptant la circulaire "Restoring Internet Freedom" ("restaurer la liberté d'internet" en anglais).
Le "pĂšre de l'internet" Vinton Cerf, le crĂ©ateur du World Wide Web, Tim Berners-Lee, et 19 autres "pionniers du net" ont critiquĂ© cette circulaire. Dans une lettre ouverte à la commission fĂ©dĂ©rale amĂ©ricaine chargĂ©e des tĂ©lĂ©communications, la FCC, ils ont exhortĂ© le prĂ©sident de la commission Ă annuler le vote. En vain. Bien que technique, ce sujet pourrait radicalement transformer l'accĂšs aux donnĂ©es sur internet. Quelles sont les motivations d'une telle rĂ©forme ? Peut-elle remettre en cause la neutralitĂ© du net français ? Franceinfo fait le point sur ce sujet brĂ»lant en cinq questions.Â
La neutralitĂ© du net, c'est quoi ?Â
La neutralitĂ© du net signifie que tous les fournisseurs d'accĂšs Ă internet doivent traiter tous les contenus de maniĂšre Ă©galitaire. Et ce quelle que soit leur origine. Ainsi, la neutralitĂ© du net interdit aux fournisseurs d'accĂšs Ă internet (FAI) de moduler la vitesse de dĂ©bit ce qui permet d'Ă©viter de faire une discrimination en fonction du contenu qui passe dans leurs tuyaux. Les donnĂ©es que vous consultez sur diffĂ©rents moteurs de recherche doivent, par exemple, vous arriver Ă la mĂȘme vitesse.
Le concept date des dĂ©buts d'internet. On doit le terme Ă Tim Wu, professeur de droit, qui a thĂ©orisĂ© dans les annĂ©es 2000 ce concept remontant aux annĂ©es 1970, quand les rĂ©gulateurs ont cherchĂ© Ă empĂȘcher le fournisseur AT&T, qui possĂ©dait alors le monopole des tĂ©lĂ©communications, de bloquer ou perturber l'essor des nouvelles sociĂ©tĂ©s de tĂ©lĂ©phonie. Mais ce n'est qu'en 2015 que la FCC a finalement pu assimiler les fournisseurs d'accĂšs Ă internet Ă haut-dĂ©bit Ă des entreprises de tĂ©lĂ©communications, et que cette rĂ©gulation leur a Ă©tĂ© Ă©tendue.Â
Pourquoi est-ce important ?
Pour les entreprises technologiques et les dĂ©fenseurs des droits numĂ©riques, la fin de la neutralitĂ© du net signe ni plus ni moins la mort de l'internet dans sa forme actuelle. Sans neutralitĂ© du net, les FAI pourraient moduler la vitesse de dĂ©bit internet Ă leur guise en fonction des contenus. Ils pourraient ainsi imposer des frais supplĂ©mentaires aux entreprises en Ă©change d'une meilleure vitesse de dĂ©bit, et mettre ainsi sur pied un "internet Ă deux vitesses".Â
Les jeunes entreprises technologiques, qui n'ont pas les moyens de Google ou de Facebook, seraient alors dĂ©savantagĂ©es. La nouvelle directive est "une barriĂšre Ă l'innovation et Ă la concurrence", estime Ferras Vinh, du Centre pour la dĂ©mocratie et la technologie, qui dĂ©fend la neutralitĂ©. Quant aux gros utilisateurs de donnĂ©es comme Netflix ou d'autres services de vidĂ©o en continu, ils pourraient rĂ©percuter ces coĂ»ts supplĂ©mentaires sur le prix de leurs abonnements.Â
A qui cela profite-t-il ?
Les FAI pourraient extraire une rente considĂ©rable d'un internet Ă deux vitesses. Mais ils pourraient aussi se servir de cette nouvelle libertĂ© pour bloquer ou ralentir des contenus qui leur font concurrence. Car les gros fournisseurs d'accĂšs Ă internet amĂ©ricains sont eux-mĂȘmes crĂ©ateurs de contenus : ComCast possĂšde par exemple NBCUniversal, et AT&T cherche de son cĂŽtĂ© Ă racheter le groupe Time Warner, qui possĂšde des studios mais aussi des chaĂźnes comme CNN ou HBO. Ces grands groupes amĂ©ricains pourraient ainsi ĂȘtre tentĂ©s de ralentir les contenus de leurs concurrents, comme Netflix, pour favoriser les leurs, comme le pointe Variety (en anglais). Â
Seule limite : les FAI devraient gérer la hiérarchisation des contenus et de leurs clients de maniÚre transparente. En cas de plaintes, elles seront traitées par une autre agence, la Commission fédérale de la concurrence, spécialisée dans la protection des consommateurs et les rÚgles anti-monopole.
Pourquoi la FCC souhaite l'abroger ?
"Quel est le problĂšme que vous essayez de rĂ©gler ?" C'est la question posĂ©e par le sĂ©nateur du Massachussetts Ed Markey au nouveau patron de la FCC en juillet. Ajit Pai, nommĂ© par le prĂ©sident Donald Trump Ă la tĂȘte de la FCC, s'est lancĂ© Ă l'assaut de la neutralitĂ© du net pour, assure-t-il, "restaurer la libertĂ© d'internet".Â
Pour les partisans de son projet, les rĂšgles actuelles ont le dĂ©faut d'assimiler les opĂ©rateurs Ă des services publics. De plus, ils arguent que cette rĂ©gulation empĂȘche les investissements dans de nouveaux services comme les vidĂ©o-confĂ©rences, la tĂ©lĂ©mĂ©decine et les vĂ©hicules connectĂ©s qui ont besoin du haut-dĂ©bit.
Les activistes qui défendent la neutralité du net présentent Ajit Pai comme la marionnette du fournisseur d'accÚs à internet et entreprise de télécommunication Verizon, pour qui il a travaillé entre 2001 et 2003.
Cela peut-il avoir un impact en France ?
Bien que trĂšs amĂ©ricain, le dĂ©bat sur la neutralitĂ© du net concerne indirectement de nombreux autres pays qui fondent leurs lĂ©gislations internet sur le modĂšle outre-Atlantique. L'Union europĂ©enne a votĂ© des directives en novembre 2015, applicables depuis le 30 mars 2016. Deux grands principes sous-tendent la neutralitĂ© du net : les FAI ne peuvent pas discriminer les contenus transmis sur le rĂ©seau et les internautes peuvent y consulter et y diffuser librement des contenus, rappelle Le Monde. La dĂ©cision amĂ©ricaine "nâaura pas dâimpact direct en Europe", affirme SĂ©bastien Soriano, le patron de lâAutoritĂ© de rĂ©gulation des communications Ă©lectroniques et des postes, l'Arcep, chargĂ© de lâapplication de la neutralitĂ© du Net en France, interrogĂ© par le quotidien.
L'Arcep a rendu un premier diagnostic de la neutralitĂ© du net en France le 30 mai 2017. Comme dans dâautres pays, le rĂ©gulateur a fait le choix de ne pas sanctionner directement les manquements Ă la neutralitĂ©, mais dâĂ©changer avec les opĂ©rateurs. "LâArcep prĂ©fĂšre parfois attendre dâĂȘtre saisie par les utilisateurs pour imposer aux opĂ©rateurs de respecter les rĂšgles Ă©dictĂ©es au niveau europĂ©en", critiquait au printemps lâassociation de dĂ©fense des libertĂ©s numĂ©riques La Quadrature du Net.
L'industrie des tĂ©lĂ©coms risque aussi de mettre sous pression la neutralitĂ© du net en Europe, car les équipements terminaux comme les smartphones ou box et leurs systĂšmes dâexploitation ne sont pas traitĂ©s par le rĂšglement europĂ©en. "Cette question va monter en intensitĂ©, au fur et Ă mesure que les terminaux vont devenir plus intelligents et dĂ©cider de choses Ă notre place", rĂ©sume SĂ©bastien Soriano pour Le Monde. De nouvelles recommandations devraient ĂȘtre formulĂ©es Ă ce sujet en 2018.
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