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Vous postez des photos de vos enfants sur internet ? On vous explique ce qu'est le "sharenting" et pourquoi cette pratique inquiète

Alors que les grandes vacances battent leur plein, il peut être difficile de renoncer à publier une photo en famille sur les réseaux sociaux. Pourtant, des associations alertent sur les risques engendrés par ce geste devenu banal.
Article rédigé par Marion Bothorel
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
A 13 ans, alors qu'il n'a en théorie pas l'âge de détenir un compte sur les réseaux, un enfant apparaît en moyenne sur 1 300 publications virtuelles, selon une étude du Commissaire à l'enfance britannique de 2018. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

C'est une belle journée d'anniversaire. Votre enfant, radieux, vient de souffler ses bougies, entouré de ses grands-parents. Vous immortalisez la scène et, attendri par le cliché, vous le postez immédiatement sur vos réseaux sociaux. Le geste est devenu banal dans notre quotidien, au point de concerner près de la moitié des parents, selon une étude de l'Observatoire de la parentalité et de l'éducation numérique. Mais malgré sa popularité, ce phénomène, appelé sharenting – fusion des mots anglais share (partager) et parenting (parentalité) – expose les familles à de nombreux risques.

Qu'est-ce que le "sharenting" ?

Le terme est utilisé dès 2012 par le journaliste américain Steven Leckart dans le Wall Street Journal. Le sharenting désigne "le fait que des parents partagent des photos de leurs enfants sur les réseaux sociaux", résume l'association d'accompagnement à la parentalité L'Enfant bleu dans une campagne dédiée. Ces photos et vidéos sont publiées massivement sur Facebook, Instagram ou encore Tik Tok, sans le consentement des enfants qui y apparaissent.

Justine Atlan, directrice générale de l'association de protection de l'enfance sur Internet e-Enfance, estime que le sharenting est apparu il y a une dizaine d'années en France avec la généralisation des réseaux sociaux. "Ce qui est nouveau en 2023, c’est le volume par minute de contenus partagés, sur toujours plus de canaux différents", explique-t-elle à franceinfo. Les confinements liés au Covid-19 ont "vraiment accéléré ces pratiques" de partage, renchérit Laurence Ligier, fondatrice et directrice de l'association Caméléon, qui a également mené une campagne sur le sharenting. 

Que dit la loi sur cette pratique ?

Une proposition de loi sur le sujet est actuellement en débat à l'Assemblée nationale. "On a affaire à un phénomène massif, qui va avoir des répercussions dans le futur. Il faut que la prise de conscience ait lieu le plus urgemment possible", alerte Bruno Studer, député Renaissance du Bas-Rhin à l'origine du texte. Ancien rapporteur de la loi sur les "enfants influenceurs du web", l'élu a souhaité s'attaquer ensuite à cette pratique, et notamment à deux aspects spécifiques : les "vlogs familiaux", c'est-à-dire des films de voyages familiaux, et les "pranks", ces blagues subies par des enfants avant d'être publiées sur les réseaux sociaux.

"J'espère ramener les 'serial vlogueurs' à la raison."

Bruno Studer, député Renaissance du Bas-Rhin

à franceinfo

Les trois premiers articles de cette loi doivent venir préciser le Code civil et rappeler aux parents qu'"en tant que détenteurs de l'autorité parentale, ils doivent protéger l'image de leurs enfants". Le sharenting peut en effet contrevenir au respect de la vie privée des mineurs. Depuis 1989 et la Convention internationale des droits de l'enfant, chaque mineur a le droit de "préserver son identité, son nom et ses relations familiales". Il doit aussi être préservé des "immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée" et les "atteintes illégales à son honneur et à sa réputation". La Défenseure des droits dénonçait également, dans un rapport publié en novembre 2022, des violations de ce droit qui "restent en pratique communément admises".

Reprenant ses conclusions, l'article 2 de la proposition de loi de Bruno Studer prévoit d'associer "l'enfant à l'exercice de son droit à l'image, selon son âge et son degré de maturité". Signe que le gouvernement souhaite légiférer rapidement sur le sharenting, le texte est passé en procédure accélérée à l'Assemblée nationale et a été adopté en première lecture par les députés. Les sénateurs ont salué un texte "favorisant une prise de conscience collective", mais ont voté la suppression de l'article 4. Celui-ci autorisait le retrait de l'autorité parentale en cas de diffusion d'images portant "gravement atteinte à la dignité ou à l'intégrité morale de l'enfant". Malgré ce revers, Bruno Studer compte toujours sur l'adoption totale de son projet de loi dans les prochains mois, lors de son passage en seconde lecture à l'Assemblée nationale.

Quels sont les risques si on s'adonne au "sharenting" ?

Pour répondre à cette question, il faut regarder l'histoire d'Ella. Cette petite fille n'existe pas : elle apparaît dans une publicité diffusée par la compagnie de téléphonie allemande Deustche Telekom. La vidéo met en scène ses parents qui découvrent, lors d'une séance de cinéma, leur enfant vieillie de quelques années par l'intelligence artificielle. "Les photos comme celles que vous partagez sur les réseaux sociaux peuvent être dérobées et utilisées par tout le monde", leur lance-t-elle. Devenue virale, cette vidéo évoque les risques engendrés par le sharenting.

Ella relaie par exemple les commentaires que suscite un cliché d'elle bébé, en maillot de bain, sur un réseau pédophile. Dès 2020, "Europol et Interpol ont alerté sur la multiplication d’échanges pédocriminels en ligne et la prévalence des contenus autoproduits par les jeunes eux-mêmes ou leur entourage", souligne le rapport du Comité des droits de l'enfant des Nations unies en novembre 2022. "Cela fait longtemps que l’on accompagne des parents dont les photos des enfants sont commentées sur des réseaux pédopornographiques", confirme Justine Atlan.

La directrice générale de l'association e-Enfance précise que "les pédocriminels sont excités par des choses très banales, qu’un esprit sain ne percevrait jamais comme tendancieux". "Un enfant en train de faire des châteaux de sable, c’est pour nous un bon souvenir. Pour eux, c’est une projection de fantasmes", témoigne anonymement un membre de la Team Eunomie, un collectif de citoyens qui tente de piéger les pédocriminels en ligne, en consultant notamment le dark web. Sur ces forums, "il y a une demande de plus en plus forte pour les tout-petits, de 0 à 5 ans", avertit Laurence Ligier, de l'association Caméléon.

Dans la vidéo de Deutsche Telekom, Ella évoque aussi sa peur d'être humiliée, au cas où de futurs harceleurs parviendraient à exhumer les images publiées par ses parents. "Ce sont des empreintes digitales qui vont me suivre pour le reste de ma vie", dénonce la jeune fille. Cette conséquence du sharenting a déjà poussé des enfants à porter plainte contre leurs parents. Dès 2018, franceinfo faisait état du cas d'un adolescent de 16 ans en Italie : poursuivie pour violation de la vie privée, sa mère avait dû cesser de poster des photos de son fils de manière "abusive" sur Facebook. Une Autrichienne avait également poursuivi ses parents en 2016 pour les mêmes motifs.

Le député Bruno Studer s'attend à des procès similaires en France. Il cite à cet égard une étude britannique estimant qu'un enfant de 13 ans apparaît en moyenne sur 1 300 publications virtuelles, alors qu'il n'a pas l'âge théorique pour avoir un compte sur les réseaux sociaux. 

Ella s'alarme aussi d'un "futur où [son] identité peut être volée". Là encore, rien de dystopique pour la docteure en intelligence artificielle Amélie Cordier : "C'est très crédible. C'était même faisable depuis des années, ça demandait juste plus de moyens qu'aujourd'hui". Une seule photo permet parfois de glaner de précieuses informations privées. Par exemple, poster en public le cliché de son enfant le jour de son anniversaire, en indiquant l'âge fêté, permet de déduire sa date de naissance.

Amélie Cordier estime qu'aujourd'hui, les deepfakes sont capables de "générer des vidéos réalistes, reproduisant une voix, des expressions, des mimiques" et donc d'usurper plus fidèlement une identité. "Ce n'est pas du tout futuriste, c'est le chemin que l'on prend. Par conséquent, il faut y faire face dès à présent", conclut la spécialiste. La banque Barclays estime même que le sharenting pourrait causer deux tiers des vols d'identité de mineurs d'ici à 2030.

Quels conseils pour préserver ses enfants ?

Pour partager ses photos de vacances en famille, les associations interrogées recommandent de privilégier les messageries privées ou les e-mails. Mais "ce serait utopique d'interdire" les réseaux sociaux aux parents, reconnaît Laura Morin, directrice nationale de L'Enfant Bleu. L'association invite les parents à sécuriser leurs comptes "réseau par réseau". Un geste loin d'être anodin puisque, selon une étude britannique, 22% des parents donnent accès à leurs publications sur Facebook à des inconnus. Le deuxième conseil consiste à faire du tri dans ses contacts, car près de huit parents sur dix sont suivis par des personnes qu'ils ne connaissent pas, selon une étude américaine. Enfin, les photos à privilégier sont celles prises de loin, de dos, en groupe, ou avec des émojis placés sur le visage des enfants.

"Personne n’aimerait se voir placardé en maillot de bain partout dans la rue. Diffuser cette image sur un réseau social, cela revient exactement à la même chose."

Laurence Ligier, directrice de l'association Caméléon

à franceinfo

Alerter sur le sharenting doit surtout permettre de faire comprendre que l'enfant est détenteur de son droit à l'image, rappelle Justine Atlan, de e-Enfance : "Il faut leur apprendre que leur image leur appartient, que c'est une partie de leur identité et donc que la médiatiser génère des risques." Leur consentement doit être recherché, précise le député Bruno Studer. Ce sont de nouveaux réflexes à adopter, répètent les personnes interrogées, afin de protéger dès maintenant les enfants.

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