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"On a cru à une 'fake news'" : des profs et des artistes mettent un bémol à la "rentrée en musique"

Lancée trop tard et sans concertation avec le terrain, l'idée, promue par les ministres de l'Education et de la Culture, risque d'avoir du mal à prendre racine.

Article rédigé par franceinfo - Mathilde Goupil
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7min
L'auteur-compositeur Guillaume Aldebert chante devant des élèves de l'école de Naisey-les-Granges (Doubs), le 24 mai 2009. (JEFF PACHOUD / AFP)

Et si après avoir fait danser les vacanciers, la chanson Despacito retentissait dans les cours d'école ? Imaginez la scène : nous sommes le 4 septembre, c'est la rentrée. Un chœur d'élèves de l'école de vos enfants interprète a capella un remix du tube en espagnol. En théorie, c'est possible.

Passée (presque) sous le radar lors de son annonce à la fin juin, la "rentrée en musique" débarque dans les établissements scolaires début septembre. Objectif : "Faire de cette rentrée scolaire un moment de partage et de cohésion", affirment ses promoteurs, le ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer, et la ministre de la Culture, Françoise Nyssen.

Concrètement, les écoles ont été invitées à "accueillir (...) leurs nouveaux élèves en musique" via le concours des élèves, professeurs, parents et artistes volontaires. Mais en dépit des promesses de têtes d'affiche dans certains établissements, la mesure peine à convaincre les premiers intéressés. Franceinfo a recueilli leurs témoignages.

Une idée "assez artificielle"

Lisandro Cuxi, vainqueur de la dernière édition de "The Voice", à Cannes (Alpes-Maritimes), la Garde républicaine à Paris, la maîtrise de Radio France à Bondy (Seine-Saint-Denis)... Mardi, Jean-Michel Blanquer a promis des événements d'envergure. Plus modestement, "plusieurs chorales à l'année" ont aussi prévu une "représentation dans les premiers jours de la rentrée", annonce à franceinfo Stéphane Crochet, du syndicat des enseignants SE-Unsa. Lors de son déplacement à La Réunion pour la rentrée, les 17 et 18 août, le ministre de l'Education a d'ailleurs assisté à la "rentrée en musique" de plusieurs établissements.

Malgré un accueil plutôt favorable des parents, l'initiative a surpris les enseignants. Pour aider les nouveaux élèves à trouver leurs marques à la rentrée, "il existe d'autres moyens : on peut demander aux plus grands de leur faire visiter l'école, à un professeur de les accompagner durant la journée, ou prévoir des jeux au moment de la récré", explique Stéphane Crochet. L'idée que les nouveaux soient accueillis en musique par les anciens "est assez artificielle", selon lui. "Ils sont spectateurs et ça ne change pas grand chose à la façon dont se déroule leur première journée."

Quand on a découvert la 'rentrée en musique', on a cru à une 'fake news'. Il a fallu plusieurs heures pour réaliser que c’était sérieux.

Stéphane Crochet, de SE-Unsa

à franceinfo

"Ce genre de rencontres se prépare un minimum"

Sans compter qu'en dépit des sollicitations en catastrophe des directions régionales des affaires culturelles (Drac) durant l'été, le souhait du ministre risque de ne pas être exaucé partout. "Il me semble qu’il ne se passera pas grand chose", estime aussi Stéphane Crochet. "Il n’y a eu ni argent, ni personnel, ni aide pour nouer des partenariats. De toute façon, le délai était vraiment court : fin juin, la rentrée était déjà très calée."  

"Ce genre de rencontres avec les élèves se prépare un minimum", abonde Bertrand Devendeville, 44 ans, chanteur et artiste de rue à Amiens. "On n’arrive pas comme un cheveu sur la soupe, surtout le jour de la rentrée, où les élèves ont bien d'autres choses à faire ! J’ai vécu mes pires expériences lorsque les élèves n’avaient pas été prévenus un minimum de mon parcours musical", lâche-t-il à franceinfo.

L'appel au bénévolat a en outre irrité certains professionnels, dont la situation financière est précaire. "Le jour de la rentrée, je n'irai pas chanter, ni jouer de la guitare, ni même dire du Prévert devant le portail d'un établissement scolaire", confie à franceinfo Antoine Linguinou, comédien dans l'Yonne. Il assure, en revanche, être tout à fait prêt à le faire l'an prochain, si le ministère tient compte "des tarifs des artistes pour ce genre de prestations".

Les métiers artistiques, s’ils sont souvent exercés avec passion, n’en sont pas moins des métiers dont l’exercice mérite une rémunération.

Antoine Linguinou

à franceinfo

"Pas un gadget", selon le ministre de l'Education 

"Le ministre veut surtout marquer cette rentrée de son empreinte", imagine Stéphane Crochet. Un "coup de com" que les artistes regrettent d'autant plus qu'ils sont favorables à un renforcement de l'éducation artistique à l'école. "Il y aurait tant à faire durant l’année", souffle Bertrand Devendeville. Et d'égrainer les possibilités : "Revaloriser l’éducation musicale au collège avec plus de moyens techniques et des salles adaptées, profiter des chansons pour appréhender les langues étrangères et le français, utiliser la musique assistée par ordinateur pour l’apprentissage de l’informatique..."  Au lieu de ça, "on privilégie l’événementiel à une politique pérenne".

Décider fin juin d’une action ponctuelle à réaliser à la rentrée sonne comme un coup de com prévu à la va-vite

Bertrand Devendeville

à franceinfo

Face aux critiques, Jean-Michel Blanquer a assuré, mardi, lors d'une conférence de presse que la "rentrée en musique" n'était "pas un gadget". Pour preuve : il réfléchirait à de futures "mesures" en coordination avec le ministère de la Culture afin de "déployer une éducation musicale en primaire et dans le second degré". Sans donner plus de détails pour l'instant, le ministre de l'Education a promis une "insistance toute particulière sur la musique et sur le livre".

"Je ne suis pas contre chanter le jour de la rentrée, mais je trouve que c’est de la peinture", regrette quant à lui Antoine*, professeur dans un collège dans le Rhône. "S'il n'y avait plus que ça à faire ça serait génial, mais il y a tellement de choses qui ne vont pas. Lundi, je serai à nouveau prof de 12 classes de 28 à 30 élèves. Si je veux faire mon métier et passer du temps avec chacun, c'est ingérable. Que le ministre vienne ici et me dise comment faire..." Pour la rentrée, Antoine ne sait pas si son établissement à prévu une "rentrée en musique". Lui ne fera rien : Despacito devra trouver une autre salle de classe.

*Le prénom a été changé.

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