: Reportage "Je suis inquiet pour mes enfants" : à Mayotte, la crise de l'eau met sous pression un système scolaire déjà saturé
"Vous rentrez à la maison !" Avec sa voix grave, le directeur de l'école de Longoni, à Mayotte, signe la fin de la récréation. Face à ce colosse en chemise blanche, la consigne est exécutée sans broncher. Il n'est pas encore 9 heures, mercredi 11 octobre, mais les salles de classe sont déjà dépeuplées. La raison ? Les imposantes cuves blanches installées près de l'établissement sont désespérément vides. Or, la règle est stricte : pas d'eau pour les sanitaires, pas d'élèves dans l'école.
Devant le portail de l'établissement, quelques parents récupèrent les élèves en silence, comme résignés par ces interruptions scolaires à répétition. "Je suis très en colère et inquiet pour mes enfants", souffle un père de famille, en djellaba blanche, un bambin dans chaque main. Depuis la rentrée, l'école a ouvert ses portes seulement deux jours par semaine, au rythme des coupures d'eau imposées à Mayotte. Les cuves, installées fin septembre, ont récemment permis de passer à quatre jours d'ouverture hebdomadaire. Un rythme scolaire réduit, mais loin d'être exceptionnel dans le 101e département français.
Des cuves et des déconvenues
A l'heure des premières vacances, qui débutent le 14 octobre à Mayotte, plus de 80 écoles sur les 186 de l'archipel ne sont toujours pas raccordées au "chemin de l'eau", ce réseau de distribution parallèle qui alimente 24 heures sur 24 les établissements prioritaires. Sans ces précieux tuyaux, ces écoles sont soumises aux mêmes coupures que le reste de la population, soit deux jours sur trois sans eau. Un défi qui s'ajoute au manque de plusieurs centaines de salles de classe dans le département, où des milliers d'élèves ne sont pas scolarisés.
Pour pallier cette pénurie d'eau, plusieurs centaines de cuves ont été installées à travers l'archipel. Mais les déconvenues sont nombreuses. "Certaines écoles n'en ont pas, d'autres ont des cuves, mais elles ne sont pas raccordées au réseau, d'autres encore sont raccordées, mais il n'y a pas assez d'eau dedans…", égrène Zaidou Ousseni, représentant du syndicat FSU-SNUipp à Mayotte.
Une situation qui risque encore de s'aggraver en raison du renforcement des restrictions, mis en place à partir du 11 octobre. "Avec ces coupures d'eau de 54 heures, les cuves atteignent leurs limites dans certaines écoles", reconnaît le préfet en charge de la ressource, Gilles Cantal. Ce fonctionnaire de 70 ans a été dépêché sur l'île pour une mission de six mois consacrée à la crise de l'eau. "De nouvelles cuves vont être branchées pendant les vacances, afin que les écoles puissent ouvrir un maximum de temps à la rentrée du 30 octobre", promet-il. Selon le rectorat, une dizaine d'établissements ne disposent toujours pas de ces équipements.
Epidémie de gastro
Dans les collèges et les lycées, la situation est moins critique, mais toujours préoccupante. "Tous sont désormais raccordés au chemin de l'eau", se félicite le recteur d'académie, Jacques Mikulovic. Ce quinquagénaire sportif, débarqué sur l'île en janvier, juge tout de même la situation "vraiment délicate" en raison des "coupures intempestives" dues notamment aux travaux sur le réseau. Plusieurs établissements du secondaire ont ainsi dû fermer leurs portes quelques jours, ces dernières semaines.
Face à ces incertitudes d'approvisionnement, les autorités ont dégainé une arme surprise : la gourde. Tous les élèves ont reçu une bouteille en plastique rigide de 500 ml à la rentrée. Devant le lycée de Dembéni, au centre-est de Grande-Terre, de nombreux jeunes arborent cette gourde dans la poche latérale de leur sac à dos. Ce qui laisse certains parents circonspects : "Comment peut-on distribuer des gourdes aux enfants alors que nous n'avons pas d'eau pour les remplir deux jours sur trois ?", interroge Haïdar Attoumani Saïd, président de la FCPE du département, derrière ses fines lunettes. "Il fait chaud à Mayotte, cela ne suffit même pas pour une demi-journée", renchérit sa collègue de la fédération de parents, Fatima Mouhoussini.
Les professeurs ne comptent plus le nombre d'enfants pris en train de boire l'eau du robinet, malgré les affichettes indiquant qu'elle n'est pas potable. "Cela peut expliquer certaines gastro-entérites", reconnaît le recteur. Le nombre de cas est d'ailleurs reparti à la hausse, selon le dernier bulletin de Santé publique France du 10 octobre.
"J'ai eu davantage de plaintes pour des maux de ventre depuis la rentrée que durant mes quatre années à Mayotte", s'inquiète une professeure de collège à Mamoudzou. "Certains élèves pleurent à cause de tout cela", renchérit un assistant d'éducation mahorais, l'air inquiet sous son chapeau de paille.
Bataille d'eau en sachet
Afin d'endiguer le problème, une nouvelle méthode de distribution d'eau a été expérimentée début octobre. Des militaires de la sécurité civile ont apporté des sachets de 33 cl aux élèves du collège de M'Gombani. Le précieux liquide provient de l'unité de potabilisation installée en urgence le long de la rivière Coconi, mi-septembre. "Les élèves trouvaient que l'eau avait un goût de chlore", explique le commandant Luc. "Ils l'ont trouvée imbuvable, comme de l'eau de piscine", confirme une professeure du collège. Le taux de chlore, trois fois supérieur au taux standard pour l'eau du robinet dans l'Hexagone, reste conforme aux normes, selon les autorités.
Les sachets en plastique, pas très pratiques une fois ouverts, ont fini par être utilisés comme des bombes à eau dans la cour de récréation. Des images qui n'ont pas franchement ravi les autorités et ont mis un coup au moral des militaires engagés sur l'usine de potabilisation. "Désormais, j'ai demandé l'installation de jerricans", explique le recteur. La livraison dans des écoles de Koungou a commencé le 10 octobre, malgré la méfiance de la population sur la qualité de l'eau non embouteillée. "Elle est parfaitement potable et contrôlée par l'Agence régionale de santé (ARS). On ne peut pas en perdre une goutte", martèle le préfet Gilles Cantal, en visite dans l'école. Il compte d'ailleurs accélérer la distribution pour limiter les fermetures de classes.
"Le temps perdu ne se rattrape pas"
En attendant, les familles ont bien du mal à cacher leur exaspération. "Nous avons déjà perdu beaucoup d'heures de cours et cela ne se rattrape pas, s'inquiète Fatima Mouhoussini, mère de trois enfants. Le niveau est déjà très bas à Mayotte, alors si nos enfants ne doivent plus se lever le matin pour aller à l'école, ils peuvent décrocher." Selon un rapport du Sénat, près des trois quarts des jeunes Mahorais ont des difficultés de lecture, contre 10% au niveau national. "La différence de traitement avec la métropole est flagrante", s'indigne une mère de famille, dont la fille a été scolarisée à Toulouse puis à Mamoudzou.
Dans ces conditions, certains parents envisagent des solutions radicales. "On se pose la question d'envoyer nos deux enfants chez leurs grands-parents en métropole pour qu'ils soient scolarisés normalement", lance un professeur de mathématiques. Il ajoute : "Ou alors, on rentre tous en famille", agitant l'idée, redoutée sur l'île, d'une fuite des enseignants. "Ils repartent souvent dans l'Hexagone pendant les vacances. Nous avons peur qu'ils ne reviennent plus", s'inquiète Fatima Mouhoussini. A ce jour, le rectorat dénombre 16 départs depuis la rentrée sur 1 300 enseignants.
Plusieurs scénarios pour la rentrée de la Toussaint
Alors que les vacances d'octobre commencent à peine sur l'île, les familles anticipent une nouvelle rentrée compromise. "Si la crise s'accentue, nous avons peur de nous retrouver dans la même situation qu'en période de Covid-19", alerte Zaidou Ousseni, du SNUipp. "Avec la fracture numérique à Mayotte, le retard va encore s'accumuler", prévient Haïdar Attoumani Saïd. Une analyse partagée par le recteur. "La continuité pédagogique à distance est très difficile ici", reconnaît Jacques Mikulovic.
Dans son bureau qui surplombe Mamoudzou, il évoque différents scénarios pour les semaines à venir. Si les coupures d'eau devaient encore s'allonger, les classes de collège pourraient passer en demi-jauge, avec des cours le matin ou l'après-midi. Au lycée, les élèves seraient, eux, répartis sur trois jours par semaine. Mais le recteur s'accroche à des prévisions plus optimistes. "Ici, les écoles sont les seules infrastructures pour les jeunes. Ils veulent y aller. Alors, nous allons tout faire pour avoir le fonctionnement le plus normal possible à la rentrée."
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