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Hommage à Samuel Paty : comment l'éducation aux médias aide les jeunes à aiguiser leur esprit critique

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10 min
Depuis l'assassinat de Samuel Paty, de nombreux professeurs se demandent comment aborder des notions comme la liberté d'expression. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

L'Education nationale accompagne des projets dans chaque académie, mais l'Education aux médias et à l'information (EMI) va bien au-delà, grâce au monde associatif. 

"Après l'attentat de Conflans-Sainte-Honorine, comment préparer la rentrée des classes et aborder la liberté d'expression ?" Cette question trottait dans la tête de nombreux enseignants depuis l'assassinat de Samuel Paty, ce professeur d'histoire-géographie décapité, jusqu'à ce lundi 2 novembre, jour de la rentrée scolaire après les vacances de la Toussaint, qui se fera finalement à l'heure habituelle et non à 10 heures, en raison du contexte sanitaire et sécuritaire. Une minute de silence doit être observée en classe à 11 heures et le temps pédagogique aura lieu ultérieurement.

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Les intervenants de l'association Dessinez Créez Liberté (DCL) se sont efforcés d'apporter des éléments de réponse, le 30 octobre, pendant une heure, à plus de 500 professeurs inscrits à cette conférence en ligne sur la liberté d'expression. Créée au lendemain des attentats de janvier 2015, par Charlie Hebdo et SOS Racisme, Dessinez Créez Liberté s'est donnée pour mission d'initier au dessin de presse les élèves dès 10 ans.

"S'il y a des postures de refus, on discute"

"L'objectif est de réapprendre le langage de la caricature, aujourd'hui oublié, comme une langue morte", explique Agathe André, journaliste, intervenante et fondatrice de DCL. "Les enseignants nous sollicitent dans le cadre de séquences pédagogiques. C'est plus facile d'aborder des sujets dits sensibles en tant qu'intervenant extérieur", complète celle qui se déplace toujours en binôme, souvent avec Séverine Teillot, directrice de l'association.

Plus de 200 interventions ont été réalisées en cinq ans et demi. Et au-delà des murs des salles de classe. Certaines ont été menées dans des missions locales et même en prison. "L'accueil est bon. S'il y a des postures de refus, on discute des dessins. L'idée n'est pas de faire aimer Charlie Hebdo, mais de montrer qu'il doit exister dans l'éventail des journaux. On est toujours dans une posture où on va chercher la parole", relate Agathe André.

Car DCL appartient aux dizaines d'associations d'Education aux médias et à l'information (EMI), des plus historiques (Omar Le-Chéri) aux plus récentes (Fake off), en passant par celles qui sont adossées à un média ou en partenariat avec eux (Entre les lignes, La Zep). Si le ministère de l'Education nationale accompagne certains projets, celui de la Culture en a fait aussi une priorité, avec son programme de résidences, hors temps scolaire. L'EMI, apparue dans les années 1980, revêt donc de nombreuses formes et ne se cantonne pas aux écoles, collèges et lycées. Mais elle est remise au goût du jour depuis 2015 dans les programmes scolaires.

"Il faut agir à la racine pour être efficace"

Professeure d'histoire-géographie, ainsi que d'enseignement moral et civique, en collège, depuis trente-cinq ans, Marinella* a consulté, avant la rentrée de lundi, les contenus pédagogiques de Dessinez Créez Liberté. Elle cherchait des éléments afin de s'adresser à ses élèves de 3e. Quand franceinfo l'a contactée, elle n'avait pas fini d'élaborer son "plan". "J'aimerais montrer à mes élèves une caricature, mais je m'attends à des réactions du type 'ils l'ont bien cherché'. Il faudra en discuter", commente cette professeure qui enseigne dans le Haut-Jura, à la frontière avec la Suisse. "Ici, la population est franco-blanche, les élèves sont issus d'un milieu aisé, mais conservateur", précise-t-elle. Marinella est une passionnée de médias, une appétence qui l'aide à préparer ses cours d'EMI. "On est à 1 100 m d'altitude ! Mis à part le pigiste local, qui est un parent d'élève, aucun journaliste ne vient ici !" s'exclame-t-elle.

La professeure se repose surtout sur les documents du Centre pour l'éducation aux médias et à l'information (Clemi), opérateur sous tutelle de l'Education nationale. Créé en 1983, il dispose, en plus de ses ressources en ligne, de coordinateurs dans chaque académie. Souvent professeurs à la base, préalablement formés à ces thématiques, ils mettent en place des actions d'éducation aux médias dans les établissements scolaires. Le Clemi compte aussi sur les professeurs documentalistes, eux aussi formés spécifiquement à l'EMI. "On part de la pratique des élèves, c'est important. Il faut agir à la racine et tout au long de l'année pour être efficace", souligne Elsie Russier, responsable du pôle laboratoire formation au Clemi. Après réflexion, le Clemi a finalement mis en ligne une sélection de ressources sur le dessin de presse et la liberté d'expression, afin d'aborder en classe les circonstances de l'assassinat de Samuel Paty. Il organise aussi "une mobilisation des professionnels des médias, de l'information et du numérique, des dessinateurs de presse en leur proposant d'intervenir dans des classes en visioconférence ou en présentiel", précise Elsie Russier.

L'initiative vient parfois des journalistes eux-mêmes. Ainsi, avec ses collègues, Carole Pujol, responsable éditoriale pour Lumni, offre éducative de l'audiovisuel public, dont France Télévisions, se tient prête à intervenir auprès des élèves. Elle le fait régulièrement, en plus de la production de contenus liés à l'EMI. Une réunion est prévue début novembre, avec le Clemi pour évaluer les besoins et les demandes des enseignants. "On leur laisse d'abord prendre le pouls dans leur classe. On vient en renfort des professeurs, qui n'ont pas une expérience de journaliste", estime Carole Pujol.

"Une tierce personne pour un autre éclairage"

S'appuyer sur un journaliste, c'est justement ce que souhaite le département de Seine-Saint-Denis, qui a lancé, le 28 octobre, un appel à volontaires à "130 professionnels des médias" pour venir "renforcer l'éducation aux médias" et "défendre la liberté d'expression" dans les 130 collèges publics que compte le territoire. Dans le cadre de ce projet, les journalistes volontaires doivent participer à des ateliers de quelques heures ou accompagner des projets au long cours. "Aujourd'hui, tous les mensonges doivent être démasqués, il faut aller encore plus loin : tous les collèges doivent être accompagnés par des journalistes, des dessinateurs, des fact-checkers", a expliqué à l'AFP Stéphane Troussel, président du conseil départemental, lors d'une conférence de presse au collège Théodore-Monod à Gagny.

C'est aussi ce que cherche Rémi, professeur d'économie, droit et gestion dans un lycée professionnel du Val-de-Marne. "Il me semble opportun de faire intervenir une tierce personne pour un autre éclairage. Compte-tenu de l'actualité qui a secoué tout le corps enseignant, le métier de journaliste s'est imposé naturellement", justifie-t-il. L'un de ses cours, au programme pour les élèves de 1ère STMG, consiste à poser les principes fondamentaux du droit, mais aussi de la liberté d'expression et de la laïcité. "J'aimerais le rendre le plus concret possible", expose Rémi.

C'est pour la même raison qu'Imène, professeure de lettres d'un lycée parisien, a eu recours à une journaliste en début d'année pour une séance d'une heure. Elle souhaitait elle aussi que le cours "S'informer, informer : les circuits de l'information", au programme des élèves de seconde, soit plus "concret". "La journaliste a donné des outils numériques pour vérifier une source, a montré comment vérifier une information et comment éviter de diffuser une fake news. On a refait l'exercice sans elle ensuite, on a pu parler d'actualité", rapporte cette enseignante. La journaliste avait prévu de revenir une ou deux fois, mais le confinement au printemps en a décidé autrement.

"Un outil de transformation sociale"

"On ne donne pas de cours magistral, on est un tiers extérieur qui peut parler de manière plus libre que les professeurs, dont la parole est muselée", tranche Julien Pitinome, intervenant en EMI pour Labo 148, une agence de productions journalistiques et artistiques, le magazine Fumigène et plus récemment le collectif La Friche. Lui cherche à créer des "espaces de dialogue là où il n'y en a quasiment plus". "La laïcité, il faut la questionner. Il faut demander aux jeunes comment ils la perçoivent. Parler avec eux du cadre de la loi et de son interprétation", affirme-t-il. Educateur de formation, il favorise depuis vingt ans les projets longs et cible son action dans les quartiers populaires, car il en vient. Surtout, son objectif est de donner la parole aux jeunes. "Il faut qu'ils s'expriment pour faire reculer la méfiance envers les médias", ajoute Julien Pitinome. Ainsi, quand des articles réduisent Roubaix (Nord) à une ville pauvre, il propose plutôt d'écrire un article révélant un aspect positif.

A 19 ans, Théo en a fait l'expérience. Il a participé au Labo 148 pendant trois ans, en parallèle de sa scolarité. Il vient de quitter Roubaix pour Paris, où il suit un BTS de montage en post-production à l'Institut national de l'audiviovisuel. "En créant du contenu journalistique, j'ai développé un sens critique, essentiel pour découvrir le monde des médias et en apprendre les fondements, témoigne-t-il. J'ai appris à multiplier les sources. Avant, Wikipédia était la seule vérité possible. Et ça m'a aussi sorti de ma timidité."

"C'est un outil de transformation sociale", poursuit Lucas Roxo, journaliste et formateur en EMI depuis 2014, qui a fondé le collectif La Friche, avec Julien Pitinome et deux intervenantes. Il préfère parler d'éducation critique ou populaire aux médias. "Quand on dit 'éduquer aux médias', il y a une perspective descendante. Or, on n'a pas à éduquer les gens", souligne-t-il. Missions locales, collèges, lycées, quartiers, zones rurales, jeunes, vieux, profs, journalistes, personnel de bibliothèque... Le public auquel il s'adresse est large. Même quand il n'a que deux heures, il leur propose de "fabriquer quelque chose", des jeux interactifs ou bien d'inventer leur média idéal.

L'envie de "devenir journaliste"

"Mon point d'entrée n'a jamais été la laïcité, ni Charlie Hebdo. A chaque fois qu'il y a un événement politique, on fait de l'EMI une éducation à la citoyenneté. Ce n'est pas ça. Quand on aborde des fondamentaux du journalisme [rubriques, hiérarchie de l'information...], ce n'est pas pertinent de montrer des caricatures. La question de la liberté d'expression, il faut l'aborder de manière détournée", argue Lucas Roxo. Par exemple, il y a six jours, il en a discuté avec deux jeunes filles de 16 et 17 ans, dans le cadre de sa résidence à Clichy-sous-Bois et Montfermeil (Seine-Saint-Denis), où il prépare un projet média avec des jeunes. "Mais ce n'était pas un atelier type." Simplement des échanges où on permet à l'adolescent de développer son esprit critique, y compris envers les pratiques journalistiques, comme il l'avait relayé sur son compte Twitter le 21 octobre.

Cette vision de l'éducation aux médias transparaît dans son documentaire Regarde-nous, au cœur d'une classe médias. Tout au long de l'année scolaire 2018/2019, il a filmé des élèves de 3e amenés à animer une émission de radio en quasi-autonomie, avec l'encadrement de leurs professeurs d'histoire-géographie et documentaliste, au collège Lucie-Aubrac de Tourcoing (Nord).

L'une des collégiennes du documentaire, aujourd'hui âgée de 16 ans et en 1re, en ressent encore les bénéfices. "Je suis très réservée, ça m'a débloquée au niveau de la participation orale. Je pense que j'aurais raté l'oral du brevet sans la classe médias. Je fais aussi plus attention à ce que je vois, je me renseigne pour savoir si une information est vraie ou pas, je ne crois pas tout ce qui est sur les réseaux sociaux", décrit Hafsa, qui regrette de ne pas pouvoir continuer au lycée. Mais elle n'est pas prête d'oublier cette année de 3e, qui a suscité une vocation chez elle. "Maintenant, j'ai envie de devenir journaliste et/ou de faire du montage vidéo", annonce-t-elle fièrement.

*Les noms de famille des professeurs ne sont pas mentionnés à leur demande.

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