Après Tchernobyl, les autorités françaises ont-elles vraiment prétendu que le nuage radioactif s'était "arrêté à la frontière" ?
C'est un lieu commun très utilisé, notamment après l'incendie qui a ravagé l'usine Lubrizol de Rouen. Il est pourtant inexact, même si la communication officielle avait été très critiquée, à l'époque.
Après l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen (Seine-Maritime), la communication des autorités au sujet des risques sanitaires est toujours critiquée par une partie des habitants et de l'opinion publique. Ils la jugent trop rassurante pour ne pas être suspecte. Pour appuyer ces doutes, pas besoin d'aller chercher très loin dans l'imaginaire collectif : beaucoup d'internautes rappellent le fameux épisode de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, le 26 avril 1986, et le déni de l'époque sur ses conséquences en France. Des personnalités comme le député insoumis Eric Coquerel dans Libération, son homologue RN Gilbert Collard sur Twitter, ou encore le dessinateur Plantu, en une du Monde, ont repris cette image qui parle au plus grand nombre.
Mais ce souvenir a-t-il été déformé par les ans ? En 1986, les autorités françaises ont-elles vraiment voulu faire croire que le nuage radioactif s'était "arrêté à la frontière", comme le veut la formule désormais consacrée ? Depuis la catastrophe de Rouen, plusieurs internautes, dans des séries de tweets très partagées, ont rappelé que cette phrase relève, en réalité, de la légende urbaine. Et, si la parole publique était critiquée à l'époque, son message était plus contrasté.
Un bulletin météo mémorable
Impossible de trouver la moindre trace d'une quelconque déclaration officielle qui emploierait les termes "arrêté à la frontière". L'archive qui s'en approche le plus est un bulletin météo du 30 avril 1986, quatre jours après la catastrophe. L'URSS vient alors tout juste de reconnaître officiellement qu'un incident s'est produit à la centrale nucléaire Lénine de Tchernobyl.
Sur Antenne 2, Brigitte Simonetta explique que l'anticyclone des Açores, qui se trouve alors au-dessus de la France, "restera jusqu'à vendredi prochain [le 2 mai] suffisamment puissant pour offrir une véritable barrière de protection" à la France. "Il bloque en effet toutes les perturbations venues de l'Est", poursuit la speakerine. Sur la carte, un panneau "stop" vient même s'afficher sur la frontière franco-allemande pour illustrer cette prévision.
Mais cette affirmation n'est que cela : une prévision météorologique, qui vaut "pour 3 jours". À aucun moment Brigitte Simonetta ne la présente comme une certitude. La suite des événements s'en éloigne d'ailleurs, puisque le nuage radioactif n'a pas attendu trois jours. Il est arrivé en France dès le lendemain, en fin de journée.
Un premier communiqué timide
Au-delà de cette prévision météo, qu'ont dit les autorités sur la question ? Dans les premiers jours, le gouvernement français se distingue par son silence. Il faut se tourner vers le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI), dirigé par Pierre Pellerin, pour obtenir une réponse.
Cet organisme public, qui dépend du ministère de la Santé, publie dans la soirée du 30 avril un communiqué faisant, pour la première fois, état d'une augmentation de la radioactivité atmosphérique, dans le sud-est de la France. Le lendemain, il note une "tendance" sur l'ensemble du territoire à un "alignement" de cette radioactivité atmosphérique sur le niveau observé la veille dans le Sud-Est.
Un compte Twitter consacré aux informations sur la catastrophe présente une image de ce communiqué, mentionné dans Libération le 2 mai 1986. Un document qui atteste du fait que l'arrivée du nuage radioactif en France a bien été mentionnée au moment des faits.
D'ailleurs, et c'est important, Libé le mentionne (en tout petit) dès le lendemain 2 mai. A noter que le 1er mai 1986 tombant un jeudi, la plupart des Français, y compris les services publics, font le pont. Les ministères sont vides. En gros l'info passe presque inaperçue. pic.twitter.com/yhrmW9zJmc
— Histoire(s) de Tchernobyl (@TchernobylFR) July 8, 2019
Toutefois, le SCPRI juge, dans ses communiqués, que le niveau de radioactivité mesuré, bien qu'inhabituel, "est sans aucune incidence sur l'hygiène publique". Ce qui contraste avec la réaction, quelques jours plus tôt, des pays scandinaves, où des mesures ont été prises pour protéger la population.
Un discours officiel trop optimiste
Ensuite, seulement, vient la parole gouvernementale. Dans un communiqué ambigu, le 6 mai, le ministère de l'Agriculture évoque les "hausses observées de radioactivité" mesurées par le SCPRI – ce qui implique que le nuage est passé au-dessus de la France –, mais assure que "le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l'accident de la centrale de Tchernobyl". Autrement dit, le nuage n'aurait fait que passer, sans laisser de trace. Des relevés réguliers, effectués pendant plusieurs années, après la catastrophe démentiront le discours officiel.
C'est ce discours qui sera reproché aux autorités par une bonne partie de la presse dans les jours qui suit. Une première page du Parisien datant du 9 mai, republiée sur son site, résume la suspicion que nourrit cet optimisme français, surtout au vu de la réaction de nos voisins : "En Allemagne, on s'affole, et en France, 'tout va bien'." Aujourd'hui encore, les conséquences sanitaires en France de la catastrophe de Tchernobyl sont un sujet disputé. Mais cette défiance envers les autorités s'est, au fil des ans, muée en conviction, manifestement erronée, qu'elles avaient été jusqu'à nier le passage du nuage sur la France.
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