: Enquête franceinfo "Tout le monde est devenu fou" : retour sur l'explosion de violences au lycée Suger de Saint-Denis
Cet établissement est régulièrement miné par des incidents. Un palier semble avoir été franchi avec la dernière échauffourée en date, le 7 mars, qui s'est soldée par la garde à vue de 55 élèves. Avec, en filigrane, des relations tendues avec la police.
Il est 18h30 à la Bourse du travail de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), lundi 13 mars. Dans une salle au rez-de-chaussée, la discussion entre parents d'élèves est animée. Aïssatou* se met à genou au milieu du cercle formé par les chaises : "Nos enfants sont restés cinq heures comme ça, mains menottées derrière le dos, une à l'endroit, une à l'envers." Elle se lève et continue à mimer : "Les policiers les regardaient et ont dit : 'Bonne pêche.' Ils ont pêché quoi ? Des Noirs et des Arabes ?"
Pris dans les soubresauts de l'affaire Théo et dans la violence ordinaire du quartier du Franc-Moisin, le lycée Suger a connu un épisode de violences exceptionnelles, mardi 7 mars. Après un tir de fumigène et des départs de feu dans l'enceinte de l'établissement, près d'un millier d'élèves ont été évacués. Une cinquantaine ont été interpellés et placés en garde à vue durant près de 36 heures. Huit d'entre eux sont poursuivis pour "violences sur personne dépositaire de l'autorité publique", "attroupement armé" et "rébellion".
Moins d'une semaine après, parents d'élèves, enseignants et élus enchaînent les réunions pour tenter de comprendre. Ils se refont le film des événements, selon leur scénario, contesté par les policiers, le parquet et la hiérarchie de l'établissement. La liste des questions est longue. D'abord, pourquoi ne pas avoir déclenché l'alarme incendie ce matin-là, quand trois départs de feu ont été constatés dans les toilettes du lycée ? "Les salles de classe étaient vides puisque les élèves sortaient de récréation. Les départs de feu ont pu être maîtrisés rapidement par l'équipe mobile de sécurité (EMS)", répond le rectorat de Créteil, estimant que le déclenchement de l'alarme aurait semé la panique. "C'est l'inverse qui s'est produit, rétorque une enseignante jointe par franceinfo. J'ai dû courir dans le couloir pour prévenir les classes du fond qui n'étaient pas au courant. Il y avait de la fumée partout. On s'est tous sentis en danger et on a été mis en danger", estime-t-elle.
Une évacuation des élèves contestée
Deuxième question : pourquoi avoir pris la décision d'évacuer ? "On ne pouvait pas laisser 900 élèves - sur les 1 300 que compte le lycée - occuper la cour dans ce climat", souligne le rectorat, précisant qu'ils ont eu pour consigne de rentrer chez eux, et que "l'évacuation s'est faite par petits groupes, dans le calme." Selon plusieurs témoins, à commencer par les lycéens, la cohorte est en réalité sortie d'un bloc, dans la confusion. D'après les policiers, une "centaine" de jeunes sont alors partis en direction du centre-ville et s'en sont pris aux forces de l'ordre, les caillassant, incendiant des poubelles et détruisant du mobilier urbain. Certains se sont aussi introduits de force dans un autre établissement, le lycée Frédéric-Bartholdi, et ont commis des dégradations autour d'un troisième, le lycée Paul-Eluard.
Il y avait des sauvages partout, tout le monde est devenu fou. Il y avait des tirs de mortier, la sécurité était débordée.
Un élève du lycée Sugersur France 3
"J'ai vu un élève caillasser les policiers, confirme une enseignante. Mais il n'est pas violent d'habitude, il s'est laissé emporter par cette espèce de folie." D'autres lycéens assurent avoir juste cherché à rentrer chez eux. "On a entendu : 'Ils arrivent, ils arrivent !' et 'Taser, taser !' On s'est mis à courir et on est tombés nez à nez avec des policiers qui nous braquaient avec des Flash-Ball. On s'est mis à terre", raconte Justine, jointe au téléphone par franceinfo. Comme trois de ses copines, présentes à la réunion de la Bourse du travail, elle affirme avoir vu les policiers mettre un coup de Taser à un des lycéens, mettre un coup de poing à un autre et jeter à terre le téléphone portable d'un troisième pour éviter la prise d'images. Si les interpellations musclées semblent avoir été réservées aux garçons, les lycéennes assurent avoir été victimes de violences verbales. "Ils nous ont traitées de 'sales putes'", indique Béatrice.
"On a envoyé mes enfants à la guerre", s'énerve un père de famille pendant la réunion. C'est la troisième question : "Pourquoi avoir prévenu les policiers avant les pompiers ?" s'interrogent les parents, qui soupçonnent la proviseure, en place depuis sept ans, d'avoir "livré" les lycéens aux forces de l'ordre en faction à l'extérieur de l'établissement. "Il faut vraiment mal connaître le souci qu'elle a de ses élèves pour imaginer ça", s'insurge une source proche du dossier. "Les policiers étaient déjà présents sur place en raison des incidents de la veille, des jets de projectiles sur l'établissement", indique de son côté le rectorat. Une explication qui diffère un peu de celle fournie par une source policière du département. "Depuis la rentrée [des vacances de février], une voiture patrouille discrètement non loin des lycées sensibles en cas de débordements liés à l'affaire Théo. Elle s'est approchée en entendant le tir de fumigène et a ensuite été prise pour cible par des jeunes. Elle a appelé des renforts."
Un vaste coup de filet policier
Bilan de l'opération : 55 interpellations."Sur place, le tri est impossible à faire. Pour mettre fin aux troubles à l'ordre public, il n'y a pas d'autres choix que de les 'encager'", admet un cadre de la sécurité publique francilien en jargon policier. Comprendre, ramener tout le monde au commissariat. Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir procédé à une simple vérification d'identité au poste ? "Il y avait des raisons de penser que ces jeunes avaient commis des infractions, nuance une source judiciaire. N'ont été interpellés que ceux qui se sont mis en situation d'affrontement avec la police. Les 850 autres lycéens sont tous rentrés chez eux sans encombres." Le parquet de Bobigny a ainsi validé le placement en garde à vue des 55 élèves, dont 44 mineurs.
Au commissariat central de Saint-Denis, la situation est inédite. "On n'était pas sur les genoux mais on est restés assis par terre pendant plusieurs heures, menottes dans le dos", raconte Nadia, élève de première. "Les policiers venaient nous 'snaper' [prendre en photo et filmer avec l'application Snapchat] en se moquant de nous", renchérit Béatrice. Une source policière assure, au contraire, que l'ambiance était plutôt bon enfant.
C'était plutôt ludique, les policiers ont fait des selfies avec les élèves.
Une source policièreà franceinfo
"Deux magistrats du parquet ont été dépêchés sur place et les jeunes ne leur ont pas fait part de quelconques insultes ou violences physiques. Ils n'ont rien dit non plus à leurs avocats et le médecin n'a délivré aucune interruption temporaire de travail (ITT)", poursuit cette source policière. Sur les réseaux sociaux, la photo d'un lycéen blessé par un Flash-Ball a circulé, sans pouvoir être authentifiée.
Quant aux auditions, elles ne se sont pas toujours déroulées dans les règles de l'art. Si la loi prévoit que les parents des mineurs peuvent choisir leur défenseur, la plupart ont été représentés par des avocats commis d'office, pas toujours présents à temps. Et familiarités et moqueries se seraient poursuivies. "Quand j'ai dit que je voulais devenir DRH à l'officier de police judiciaire, il m'a dit : 'Oublie. Vu d'où tu viens, le Franc-Moisin, tu n'y arriveras jamais'", se plaint Anaëlle. "Il a été rapporté que certains policiers ont été un peu véhéments. Il peut s'agir d'une technique d'enquête et tout a été filmé", assure une source judiciaire.
Les élèves ont ensuite passé la nuit dans des cellules du commissariat de la Plaine Saint-Denis. "Là, ils étaient plus gentils, mais on était jusqu'à sept dans une cellule. On a dormi une ou deux heures", témoignent les lycéennes, qui se sont vu retirer soutien-gorge, élastiques, cordons de manteau et lacets, pour des raisons de sécurité. Le lendemain matin, retour au commissariat central de la ville. A 11 heures, la procureure décide de prolonger la garde à vue de quasiment tous les élèves, qui contestent pourtant leur implication dans les violences. Un autre "pourquoi" dans la liste des interrogations des parents. "Des témoins importants ne s'étaient toujours pas présentés. L'enquête n'était pas terminée", justifie une source proche du dossier. La garde à vue de mineurs peut aller jusqu'à 48 heures quand les peines encourues atteignent au moins cinq ans de prison. La majorité des élèves ont finalement été relâchés sans poursuite.
Une défiance renforcée depuis l'affaire Théo
"Seule l’intervention des parents et des élus de la ville a permis que la grande majorité soit relâchée au bout de 32 à 34 heures", s'insurge la Fédération des parents d'élèves (FCPE) de Seine-Saint-Denis dans un communiqué. Au final, huit élèves du lycée Suger ont eté présentés devant le juge des enfants. Six ont été mis en examen et deux placés sous le statut de témoin assisté. Mais les individus extérieurs qui se sont introduits dans l'établissement le jour des violences n'ont pas été interpellés. "Ils n'étaient pas dans la nasse puisqu'ils étaient partis pour tenter de s'introduire dans d'autres lycées", s'emporte une enseignante.
Aujourd'hui, Justine, Nadia, Béatrice et Anaëlle se disent "choquées" par ce qu'elles ont vécu.
Avant, je passais devant les policiers normalement. Maintenant, je baisse la tête.
Anaëlle, élève de terminaleà franceinfo
La police et les autorités judiciaires portent la responsabilité "d’avoir alourdi le contentieux entre la police et la jeunesse", souligne la FCPE. Yves Lefebvre, secrétaire général du syndicat SGP police, s'étonne auprès de franceinfo : "Je ne dis pas que tout le monde est blanc comme neige, d’un côté comme de l’autre. Mais il est impensable qu’il y ait eu des violences ou des insultes dans un contexte aussi sensible.Tout le monde marche sur des œufs depuis l'affaire Théo", explique-t-il à franceinfo.
En 2014, des dégradations importantes avaient été commises après la mort de Rémi Fraisse, ce militant écologiste tué par une grenade lancée par des gendarmes à Sivens.
"La défiance entre les jeunes et les forces de l'ordre va crescendo dans une spirale de violences, nourrie par les trafics en tout genre qui gangrènent le quartier", souligne une enseignante, en poste depuis une dizaine d'années au lycée Suger. Et ce, malgré la réhabilitation urbaine dont il a bénéficié ces vingt dernières années. Pour cet autre enseignant cité dans Le Parisien, "il y a vingt-trois ans, quand le lycée a ouvert, il y avait une proximité avec les associations, avec la police. Elle n’aurait jamais arrêté ces jeunes parce qu’elle les connaissait."
Un lycée pris dans la réalité d'un quartier
"Franc-Moisin reste la cité la plus difficile du 93", se défend une source policière haut placée dans le département, pointant "l'échec de la République et non celui de la police". "En Seine-Saint-Denis, les politiques ont échoué ces trente dernières années. Il suffit de regarder le taux de chômage", 13,2% en 2015 selon l'Insee, et bien plus chez les jeunes dans certains quartiers, rejoint Rodrigo Arenas, président de la FCPE dans le département. "Cet établissement, sorti de terre en 1994, est le fruit d'un pari politique audacieux, rappelle la professeure. L'objectif était de faire tenir une institution de la République dans ce quartier populaire, pour le désenclaver". Mais à chaque incident, toute la réputation est à refaire et les barrières se referment.
Après les faits, la ministre de l'Education a prôné "la plus grande fermeté" à l'égard des "casseurs" et la présidente d'Ile-de-France, Valérie Pécresse (Les Républicains), a annoncé l'installation de caméras de surveillance. Une réponse qui ne satisfait pas parents et professeurs.
On ne veut en aucun cas être un fort dans une cité. On veut continuer à s'ouvrir et à accueillir les élèves.
Une enseignante du lycée Sugerà franceinfo
A l'unisson, enseignants et parents d'élèves réclament "des moyens humains" supplémentaires. Après l'agression d'un surveillant en septembre et quinze jours de grève, le lycée Suger a obtenu un poste et demi de surveillant. Selon la FCPE, le quartier, et plus généralement le département, sont régulièrement sous-dotés dans le domaine de l'éducation. "Ce n’est pas un hasard si c’est dans le quartier du Franc-Moisin qu’à la rentrée 2014, il manquait 10 enseignants pour les classes des écoles du quartier, soit la moitié de ceux qui manquaient à Saint-Denis, une situation unique en France !" Selon l'enseignante, c'est ce sentiment d'"exclusion qui construit la délinquance".
Des parents d'élèves remontés
Une observation formulée de la même manière lors de la réunion à la Bourse du travail. "Le problème, ce n'est pas cette nouvelle affaire de violences mais les inégalités et les injustices qu'elle révèle", résume un parent d'élève. "Cela trahit la manière dont on nous traite dans le quartier depuis des années, à savoir comme des citoyens de seconde zone relégués derrière le périph", renchérit une mère de famille. Quelle suite donner aux évènements ? Plainte collective, lettre au président de la République et aux différents ministres concernés, rassemblements... Les intéressés phosphorent.
Il faut que le 93 sorte grandi de cette histoire. Et pour que nos enfants relèvent la tête, il faudrait d'abord que nous la relevions.
Une mère d'élève du lycée Sugerlors d'une réunion à la Bourse du travail
Dimanche 19 mars, une partie des résidents du Franc-Moisin passeront le périphérique pour rejoindre le centre de Paris. Objectif : manifester contre les "violences policières".
* Tous les prénoms ont été modifiés
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