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Emeutes après la mort de Nahel : la politique de la ville menée dans les quartiers depuis plus de 30 ans n'a-t-elle servi à rien ?

Dans de nombreux quartiers populaires, des jeunes s'en sont pris à des bâtiments publics lors des violences urbaines. Une partie de la classe politique y a répondu en pointant la faillite des financements de l'Etat.
Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
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La politique de la ville a aidé à rénover de nombreux bâtiments, sans combler l'écart entre leurs habitants et le reste des Français sur de nombreux critères sociaux. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)

Le calme est finalement revenu dans les quartiers, après quasiment une semaine de violences urbaines consécutives à la mort de Nahel à Nanterre (Hauts-de-Seine). Emmanuel Macron a promis aux maires des communes touchées une reconstruction express grâce à une "loi d'urgence". Il s'est montré plus flou, en revanche, sur l'avenir du vaste chantier de la politique de la ville, cet ensemble de réformes étatiques dirigées spécifiquement vers des quartiers prioritaires en difficulté. Le président de la République ne pense pas que la solution réside dans une nouvelle enveloppe alloué au logement, a-t-il expliqué aux édiles, mardi 4 juillet.

La politique de la ville devait pourtant permettre de combler la fracture entre des quartiers déshérités et le reste du pays. "Il n'y aurait rien de pire que cette période fasse le procès de la politique de la ville", clamait lundi sur franceinfo Olivier Klein, ministre délégué en charge de ce sujet. La résurgence d'un mouvement d'une ampleur inédite depuis 2005, année de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, est-elle le signe qu'elle a échoué ?

La politique de la ville est pourtant née en réponse à des émeutes, celles de 1989 à Vaulx-en-Velin (Rhône). Après 2005, elle n'a pas connu d'évolution majeure, car elle venait déjà de connaître un tournant avec la loi Borloo de 2003, qui a notamment créé l'Agence nationale de la rénovation urbaine (Anru). Son activité est indéniable : dans le cadre de son premier programme, entre 2004 et 2020, elle a investi 12 milliards d'euros pour rénover 600 quartiers jugés prioritaires, en réhabilitant des logements sociaux, en détruisant des tours pour reconstruire de nouvelles habitations et en installant de nouveaux équipements publics dans une volonté de désenclavement. Un second programme, lancé en 2014, doit également permettre de transformer 450 quartiers d'ici 2030.

Des coups de peinture qui ne font pas tout

"Les améliorations depuis 2005 ont concerné le logement et les transports", observe le sociologue Fabien Truong, professeur à l'université Paris 8, qui a suivi pendant dix ans un groupe de jeunes de Seine-Saint-Denis. "On a rénové et reconnecté un peu plus des quartiers très excentrés", sans faire entièrement disparaître l'insalubrité. "Ces opérations ont permis des changements au niveau de la forme urbaine, on ne peut pas dire qu'elles n'ont eu aucun effet", acquiesce Thomas Kirszbaum, sociologue spécialiste de la politique de la ville, chercheur associé à l'université de Lille.

Mais ce ne sont pas des quartiers entiers qui changent de visage. Les rénovations se font de manière progressive, "par grignotage". Ainsi, à Nanterre, le quartier où vivait Nahel fait l'objet d'un programme de l'Anru. L'une des emblématiques "tours Nuages" doit être détruite, certaines deviennent des logements privés pour encourager la mixité sociale, d'autres sont rénovées mais restent dans le parc social.

Lors des émeutes, les jeunes habitants n'ont pas pour autant épargné les bâtiments censés concrétiser l'investissement de l'Etat dans ces quartiers, leurs propres services publics, dont des écoles, des mairies ou des médiathèques. Pour le sociologue Julien Talpin, chercheur à l'université de Lille et spécialiste de la politisation dans les quartiers populaires, ces lieux sont ciblés en tant que symboles de l'Etat.

"Les habitants des quartiers attribuent l'origine de leurs problèmes à l'idée que l'Etat les a trahis et les traite comme des citoyens au rabais."

Julien Talpin, sociologue

à franceinfo

"Tout le monde veut vivre dans un endroit agréable", mais avoir des bâtiments neufs ne suffit pas "si vous n'avez pas de boulot, ni à manger dans le frigo", prévient Fabien Truong. Selon lui, les "coups de peinture" peuvent même être perçus comme "humiliants" quand ils ne s'accompagnent pas de réels changements dans la vie du quartier.

Une mixité sociale encore lointaine

La politique de la ville ne se limite pourtant pas à rénover des barres d'immeubles. L'essentiel des fonds engagés par l'Etat finance des programmes sociaux et des appels à projets destinés aux associations locales. Mais ces crédits ont connu une évolution contrastée. Après un pic à près de 800 millions d'euros annuels dans les années qui ont suivi les émeutes de 2005, ils ont constamment diminué, touchant le fond en 2018 (409 millions), avant d'amorcer une remontée (lien en PDF). Dans le projet de loi de finances pour 2023, près de 600 millions d'euros y sont affectés. Un budget important pour soutenir le tissu associatif, mais qu'il ne faut pas surestimer, car il s'adresse à 5,5 millions de personnes dans plus de 1 500 quartiers. "Ça représente moins de 10 euros par mois par habitant, rappelle Thomas Kirszbaum. Qu'est-ce qu'on peut faire avec ce montant pour changer la vie des gens ? Pas grand-chose"

Les observateurs de l'action publique pointent un déséquilibre de longue date en faveur du financement de la rénovation des bâtiments, plutôt que de l'action sociale. Thomas Kirszbaum l'analyse comme le résultat "d'une forme de réticence à donner l'impression qu'on en fait plus pour les gens des quartiers", sur lesquels pèse "une suspicion très forte d'assistanat" de la part d'une partie de l'opinion et des politiques. Se concentrer sur le cadre de vie a pourtant montré des limites, estime Julien Talpin : "Quand on compare aux images de 2005, le progrès est indéniable. Mais pour qui ? Une partie des habitants a dû quitter ces quartiers rénovés et n'en a pas bénéficié".

Ces opérations n'ont pas réussi à diversifier la population de ces zones, où le Premier ministre de 2015, Manuel Valls, dénonçait une forme d'"apartheid territorial, social et ethnique". "La politique de la ville ne permet pas d'attirer des ménages socialement moins défavorisés dans les quartiers", tranchait même en 2020 un rapport de la Cour des comptes (lien en PDF). "Les ghettos sociaux constitués il y a soixante ans sont toujours des ghettos, malgré les rénovations de façades", résume auprès de franceinfo le maire de Trappes (Yvelines), Ali Rabeh.

"Vivre dans ces quartiers, c'est partir à la naissance avec un immense retard à rattraper. Et chacun en a conscience malgré quelques belles réussites qui permettent de s'accrocher."

Ali Rabeh, maire de Trappes

à franceinfo

"Avec ses maigres moyens, la politique de la ville ne parvient pas à compenser la sous-dotation structurelle de ces quartiers", affirme le sociologue Thomas Kirszbaum. Ils bénéficient certes de moyens dédiés, mais sont parfois moins bien desservis par les services publics ordinaires. Les difficultés de l'éducation sont particulièrement pointées du doigt. Dans un rapport sur la situation de la Seine-Saint-Denis en 2018, les députés François Cornut-Gentille (LR) et Rodrigue Kokouendo (LREM) relevaient notamment un taux particulièrement bas de remplacement des absences d'enseignants. "La profusion de moyens des établissements REP et REP+ perd de son sens si, au final, les enfants de ces établissements en zone difficile, qui en ont le plus besoin, bénéficient de moins de cours que les autres", écrivaient-ils.

La "politique du chèque" rejetée après les émeutes

Les difficultés de l'Education nationale rejaillissent aussi sur l'emploi dans ces quartiers prioritaires, où le taux de chômage est plus de deux fois supérieur à la moyenne nationale. "L'écart n'a pas tendance à se réduire. Avant la crise sanitaire, il avait même légèrement augmenté", s'inquiétait la Cour des comptes en 2022, dénonçant le poids de la pauvreté et de décrochage scolaire.

S'interroger sur les manques de la politique de la ville pour expliquer les émeutes récentes présente cependant des limites aux yeux des chercheurs. "Ces révoltes, c'est avant tout l'échec de la police nationale", pointe Thomas Kirszbaum. Et l'action des forces de l'ordre dans les quartiers populaires n'est pas considérée comme faisant partie de la politique de la ville. En la matière, le ministère de l'Intérieur est souverain. Dans les années 1980, "il y a eu de nombreuses tentatives d'impliquer la police dans des partenariats locaux" avec d'autres services publics et des associations, mais cette logique s'est inversée au début des années 2000, avec pour symbole la fin de la police de proximité, résume le sociologue : "Aujourd'hui, la police fonctionne comme un acteur étranger au quartier, ce qui n'est pas de nature à créer des liens de confiance".

Alors, quelle sera la réponse prochaine de l'exécutif ? Difficile d'imaginer un investissement plus important dans les zones qui se sont embrasées, estime Thomas Kirszbaum : "Je vois mal ce qui ferait pencher Emmanuel Macron dans ce sens, alors qu'il est engagé dans une course avec la droite, qui est elle-même dans une course avec l'extrême droite". Ces deux forces politiques tirent dans le sens inverse : le patron des sénateurs LR, Bruno Retailleau, a rejeté la "politique du chèque" sur franceinfo, tandis que sur France 2, Marine Le Pen, cheffe du groupe RN à l'Assemblée, jugeait "profondément injuste" de "déverser des milliards d'argent public" sur les "quartiers difficiles".

Alors que le gouvernement devait présenter le 30 juin un plan baptisé "quartiers 2030", repoussé du fait des émeutes, Emmanuel Macron veut désormais temporiser. Des figures de la majorité comme Bruno Le Maire écartent, eux, d'emblée l'idée de nouveaux financements. Aux yeux du ministre de l'Economie, "l'unité de la nation ne s'achètera pas à coup de milliards".

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