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"Ça permet de faire des beaux raccourcis" : des chauffeurs de poids lourds expliquent pourquoi ils empruntent des ponts interdits

Certains professionnels de la route, contactés par franceinfo, reconnaissent ignorer parfois les panneaux de signalisation indiquant une limitation de poids lorsqu'ils empruntent un pont.

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Un poids lourd traverse le viaduc d'Echinghen à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), le 28 novembre 2019. (FRANCOIS LO PRESTI / AFP)

Un camion qui pèse "plus de 50 tonnes" sur un édifice qui ne pouvait en supporter que 19. Au lendemain de l'effondrement d'un pont à Mirepoix-sur-Tarn (Haute-Garonne), lundi 18 novembre, la question du poids semble au cœur de l'enquête. Ce drame, qui a coûté la vie au chauffeur de ce poids lourd et à une adolescente de 15 ans, fait beaucoup réagir dans le milieu des professionnels de la route. "Traverser des ponts, c'est notre quotidien", confient-ils, de l'émotion dans la voix.

>> Effondrement d'un pont en Haute-Garonne : suivez les dernières informations dans notre direct

Parmi les chauffeurs que franceinfo a contactés, certains reconnaissent avoir déjà fermé les yeux sur les panneaux de limitation de poids posés en amont de ponts. C'est le cas de Gérard*, qui sillonne les routes de l'Ouest de la France ("Nantes, Poitiers, Bordeaux, Rennes...") depuis des années au volant de son 19 tonnes. Les mêmes tournées à chaque fois, et donc les mêmes trajets. "A force, tu sais par où passer pour gagner du temps. C'est vrai qu'emprunter un pont interdit permet de faire des beaux raccourcis", raconte le chauffeur.

Tu peux facilement gagner dix minutes. Sur une tournée, ce n'est pas négligeable.

Gérard, chauffeur routier

à franceinfo

Dit autrement, cela peut permettre de rattraper un retard concédé dans un embouteillage ou dans une livraison qui ne s'est pas passée comme prévu. Gérard admet s'être déjà engagé sur un pont avec quelques tonnes de trop. Mais "jamais plus", assure-t-il.

"Pas un truc dont tu es forcément très fier" 

Le trentenaire estime que "le risque est toujours calculé". "Je sais combien mon camion pèse, je sais qu'il y a une tolérance, que le pont ne va pas s'écrouler parce que je dépasse un peu." Cela ne l'empêche pas de ressentir une certaine appréhension au moment d'emprunter cette voie. "Il m'est arrivé de m'arrêter dix mètres avant le panneau, et de réfléchir quelques secondes avant d'y aller." L'analyse sur la "tolérance" dont parle Gérard est loin d'être partagée par un spécialiste interrogé par franceinfo. "Si on va au-delà du tonnage permis, il est tout à fait possible d'endommager durablement un pont. Et si on va bien au-delà, c'est la rupture assurée !"s'exclame ce spécialiste du sujet qui préfère rester anonyme.

Même si la "combine" est connue dans le milieu, "ce n'est pas quelque chose dont on parle entre collègues, reprend Gérard. Ce n'est pas un truc dont tu es forcément très fier." Francis*, qui jure n'avoir jamais emprunté un pont en excédent de poids, explique que "certains finissent par te le dire plusieurs mois après."

Certains camions sont équipés des mêmes GPS que les voitures. Donc des routiers peuvent s'engager sur des ponts interdits de manière complètement involontaires. Ils ne s'en rendent compte qu'une fois de l'autre côté. Il est alors trop tard pour faire demi-tour.

Francis, chauffeur routier

à franceinfo

Car chaque chauffeur de poids lourds doit préparer son itinéraire avant de prendre la route. "Il faut travailler le trajet en amont, savoir où on passe avant d'emprunter la route", explique un autre chauffeur à France 2. Mais il y a parfois des surprises. 

Effondrement d'un pont à Mirepoix-sur-Tarn : comment les chauffeurs poids lourds préparent-ils leur itinéraire ?
Effondrement d'un pont à Mirepoix-sur-Tarn : comment les chauffeurs poids lourds préparent-ils leur itinéraire ? Effondrement d'un pont à Mirepoix-sur-Tarn : comment les chauffeurs poids lourds préparent-ils leur itinéraire ? (France 2)

"Des cas individuels"

A Crépy-en-Valois (Oise), on connaît bien ce problème. Chaque jour, 50 000 habitants et plus de 7 000 véhicules empruntent le pont Saint-Ladre qui passe juste au-dessus des voies de chemin de fer. L'édifice fête ses 90 ans cette année et les signes de délabrement sautent aux yeux. Des grandes fissures lézardent les poteaux en béton, dont le revêtement est déjà en partie tombé. "Des camions le prennent alors qu'ils n'ont pas le droit. Mais ça leur fait gagner quinze minutes et deux kilomètres, s'agace Yves Mouny, président de l'association Crépy environnement. Un portique a été mis en place pour empêcher ça. Tu parles ! Ils foncent quand même !" 

En un an, on a déjà réparé seize ou dix-sept fois le portique.

Yves Mouny, président de l'association Crépy environnement

à franceinfo

Rien de nouveau sous le soleil, grince des dents Patrick Chaize, corapporteur d'une mission d'information sur la sécurité des ponts rendue publique en juin dernier. Les règles de limitation de poids "ne sont pas toujours respectées", développe le sénateur LR de l'Ain. "Il y a des camions qui passent malgré tout, des engins agricoles aussi, pour éviter de faire des détours".

Du côté des syndicats de la profession, on n'est pas très bavard sur le sujet. "La très grande majorité des chauffeurs respectent évidemment le Code de la route, préfère-t-on répéter à la CFDT Transports. Ceux qui prennent des risques, ce sont des cas individuels, c'est une petite minorité. Ils mettent en danger la vie d'autrui et la leur." Pénalement, ce genre d'infraction peut coûter cher, et pas seulement en termes de points sur le permis et d'amende. "Vous risquez le licenciement sec", prévient la centrale. Jusqu'à maintenant, Gérard n'a jamais été sanctionné.

* Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées

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