: Enquête franceinfo Derrière le glamour de la mode, une grande précarité
"La mode, comme le cinéma, c’est l’injustice. L’injustice totale", expliquait Karl Lagerfeld, le créateur allemand disparu en février 2019 alors qu’il était directeur artistique de Chanel. Une maison qu’il a dirigée d’une main de fer. "Le temps des dictateurs artistiques est maintenant passé", tempère Mathias Ohrel, de m-O conseil, une société de recrutement dans le secteur des industries créatives.
Mais l’organisation très pyramidale des studios de création, avec un puissant directeur artistique au sommet d’une armée de stylistes, assistants et stagiaires, organisés par matière (maille, jersey ou denim), semble toujours aussi difficile à vivre pour certains employés. "Je n’avais pas le droit de sortir du studio pour manger ou même aller aux toilettes, raconte l’ex-assistante d’un directeur artistique. Il fallait que je demande la permission. À force d’avoir des remarques sur ce que je faisais, comment je m’habillais, j’ai pris rendez-vous avec la DRH (Direction des ressources humaines) pour parler de ma situation. Mais il ne s’est rien passé. Et je suis tombée malade." Elle ajoute : "Je n’ai pas porté plainte parce que je veux continuer à travailler dans la mode."
Des vêtements jetés à la figure
Certains salariés ont tout de même poursuivi leurs employeurs pour harcèlement moral. Ça a été le cas chez LVMH mais aussi chez Kering, Saint-Laurent et Gucci en 2017 et 2021. Lorsque cela concerne l’entourage du directeur artistique, le plus souvent la procédure se termine par un accord à l’amiable.
Mais "ceux qui attaquent aux prud’hommes ne sont que la partie émergée de l’iceberg", estime Maître Cécile Cabana-Draut, avocate en droit du travail dont 25% des dossiers concernent le secteur de la mode. Parmi les excès de comportement qu’elle a repérés, elle cite "des managers qui jettent des vêtements à la figure d’un de leurs employés, ou qui leur mettent de grandes tapes dans le dos".
Prouver l’existence d’un harcèlement moral devant un tribunal est cependant difficile lorsqu’il n’existe pas de traces écrites. Or les victimes ont du mal à trouver des collègues qui acceptent de leur fournir des attestations. Et "quand un employé conclut un accord transactionnel avec ces maisons, il signe systématiquement un accord de confidentialité visant à ne pas faire d’attestation pour un autre salarié", poursuit Maître Cabana-Draut.
"C’était très violent"
Contrairement aux enseignes de moyenne gamme, comme Camaïeu ou Kookaï, qui perdent des milliers d’emplois en France depuis une dizaine d’années, les maisons de mode de luxe jouissent d’une très bonne santé financière. Grâce aux géants que sont notamment LVMH, Kering, Chanel et Hermès, le secteur réalise 150 milliards d’euros de chiffre d'affaires et pèse presque 2,5% du PIB français. Pourtant, les emplois peuvent y être très précaires.
"Deux jours seulement après la mise en place du confinement en 2020, j’ai reçu une lettre d’un avocat me disant que l’entreprise pour laquelle je travaillais depuis cinq ans comme directrice artistique suspendait mon contrat, raconte Christine Phung, créatrice de mode à l’époque chez Léonard. Je me suis sentie incroyablement lâchée. C’était très violent."
Autre exemple parlant : en 2016, le compte Instagram de Saint Laurent supprime toutes les photos d’Hedi Slimane, son ancien directeur artistique qui vient d’être remplacé par Anthony Vaccarello. Comme si son travail n’avait jamais existé alors qu’il a dirigé la création pendant quatre ans. "La mode à la française a la prétention de faire de l’art, mais elle reste une industrie, rappelle Jean-Noël Kapferer, professeur émérite à HEC et consultant dans le secteur du luxe. Au-dessus du directeur artistique, il y a l’actionnaire. Si ça ne marche pas, on vous vire."
Il faut aussi tenir le rythme. "Aujourd’hui, il y a au moins six rendez-vous par an, avec des défilés pour la mode homme et femme, printemps-été, automne-hiver. Deux défilés pour la haute couture qui concernent une quinzaine de maisons. À cela s'ajoutent des opérations plus ponctuelles", détaille Pascal Morand, président exécutif de la Fédération de la haute couture et de la mode et organisateur de la Fashion Week Paris. Il existe aussi des "semaines des défilés" ou "fashion week" à Londres, New York, Milan et même à Dubaï. Il y a donc un rythme de production soutenu toute l’année. Et lorsque les salariés n’arrivent pas à assurer cette charge de travail, on a recours à des "free-lance", des travailleurs indépendants.
Le diable s'habille en Margiela ?
Tiphaine Bonnaud est styliste depuis 15 ans. Après avoir travaillé en CDI pour une marque, elle s’est lancée comme free-lance. Elle se souvient de son expérience chez Margiela, une maison du groupe italien OTB, et dont le directeur artistique est John Galliano. En 2017, elle a été recrutée comme responsable designer, avec sous ses ordres, deux autres free-lance, une assistante en CDI et un stagiaire. Lassée de l’ambiance de travail et des réunions annulées, elle alerte sur les problèmes d’organisation de l’entreprise. Elle a finalement mis fin à son contrat en 2019, mais d’autres personnes employées de la marque confirment aujourd’hui à la cellule investigation de Radio France que les problèmes perdurent.
"Il est rare que l’on puisse débrancher notre téléphone. On ne sait jamais si on peut avoir notre week-end ou pas, explique l'une de ces free-lance. Pendant le Covid, on a été confiné au début. Mais très vite, on nous a demandé de revenir au bureau avec des dérogations pour faire des vêtements. C’était dangereux", conclut-elle.
D’autres membres du personnel évoquent des injonctions à rester tard le soir, à participer à des réunions le week-end, voire à annuler certains congés. "La direction du studio nous a imposé un voyage en Italie, là où sont les usines de production. Il fallait absolument prendre le premier avion, alors que nous étions tous épuisés et que l’urgence était très relative, confie une autre ex-free-lance travaillant pour Margiela. Certains avaient demandé à prendre un avion plus tard. Nous pensions avoir été entendus par la direction. Mais quand j’ai vu que les billets avaient été pris pour le premier avion, je me suis sentie anéantie."
Pour ces travailleurs indépendants, il ne doit théoriquement pas exister de liens de subordination avec des salariés, notamment pour ce qui concerne les horaires de travail ou les congés. "Sinon le contrat peut être requalifié en CDI, et cela peut coûter très cher à l’entreprise", explique Maître Ariane Sostras, avocate en droit du travail. Nous avons identifié plusieurs décisions prud’homales qui ont annulé des licenciements sans motif réel prononcés par les différentes sociétés, comme Neuf ou Staff International derrière lesquelles s’abrite la marque Margiela.
L’un des plaignants est allé jusqu’en appel, mais il a finalement passé un accord avec l’entreprise. Selon Maitre Sostras "près de 70% des décisions prud’homales ne sont pas confirmées en appel. En général, les sociétés préfèrent se rapprocher de leurs salariés pour trouver un accord et éviter une mauvaise publicité." Interrogée sur ces cas, la société Margiela ne nous a pas répondu précisément. Elle nous a simplement écrit que le "bien-être des employés était une priorité" et qu’elle était attachée "aux valeurs fondamentales de respect, de collaboration, de transparence et d'intégrité".
Le turn-over des stagiaires
Margiela n’est pas la seule entreprise accusée d’avoir abusé des précaires, et en particulier des stagiaires. Quand Charlotte (le prénom a été changé) a effectué son stage de fin d’études auprès d’une créatrice de mode de luxe, il n’y avait que trois salariés pour réaliser la collection et une trentaine d’autres stagiaires, comme elle, non rémunérés. Après un problème de santé, son médecin lui recommande de se reposer. "Quand je suis repassée au studio prendre mes affaires, la directrice artistique m’a dit : prends du tissu, finis ta pièce, elle fait partie de la collection. Tu ne veux pas me décevoir ? Même alitée, elle voulait que je continue à travailler."
En contrôlant certaines maisons, l’inspection du travail a découvert que des stagiaires dormaient sous les bureaux, les nuits avant les défilés. Depuis, les écoles et les DRH sont plus attentives aux respects des horaires, mais la pratique n’a pas complètement changé. "En fait, s’il n’y a pas de budget pour embaucher un assistant, on prend un stagiaire, reconnaît Tiphaine Bonnaud, styliste free-lance. Il occupe un poste en réalité." Les places sont d’autant plus convoitées que le nombre de formations consacrées à la mode a explosé ces dernières années. Il existe en effet plus d’une cinquantaine d’écoles à Paris, et une centaine en France, sans compter les écoles de commerce qui proposent des options mode et luxe, selon le site de l’Onisep.
"J’ai rencontré une personne qui est en stage depuis quatre ans", raconte Giulia Mensitieri, anthropologue à l’université de Bruxelles et de Lausanne. "D’une manière générale, les employés ont intégré que si on ne veut plus d’eux, il y a 100 personnes derrière qui attendent de les remplacer. Mais dans la mode, ce ne sont pas 100 personnes qui attendent ; ce sont 100 000", explique la chercheuse.
L'Oréal condamné pour contrefaçon
Malgré une apparente confraternité, les marques de mode s’assignent aussi régulièrement devant le tribunal de commerce, en particulier pour contrefaçon. En novembre dernier, la cour d’appel a condamné L’Oréal à payer 100 000 euros à une créatrice de bijoux de Rennes, Pascale Nivet, à la tête de la marque Céleste Mogador. En 2017, on lui avait proposé une collaboration avec Atelier Cologne, une marque de parfum de luxe appartenant à L’Oréal, pour créer des bijoux à l’occasion du lancement de nouveaux parfums. "Il fallait que j’expédie des broches pour le lendemain, pour un shooting à New York, raconte la créatrice. Je me suis dit : si je ne le fais pas, il n’y a plus de collaboration".
La créatrice découvre alors que certains de ses bijoux ont été exposés dans des magasins et utilisés pour toutes sortes de publicités sans qu’elle ait formellement donné son accord. Elle décide de porter l’affaire en justice. En première instance, l’Oréal a été condamnée à lui payer 18 000 euros, ainsi que les frais de justice. "Ils ont continué à exploiter mes bijoux à la Samaritaine. Alors on a réattaqué", poursuit Pascale Nivet. De son côté, l’Oréal n’a pas répondu à nos sollicitations.
Des mannequins endettés
La précarité touche aussi les mannequins. Même s’ils font rêver lorsqu’ils défilent sous les feux des projecteurs à la Fashion Week, leur situation n’est pas toujours enviable. Ils sont parfois repérés par des agences dans leur pays d’origine, puis envoyés à New York, Paris, Londres ou Milan où des agences partenaires leur font passer des castings pour les marques clientes. Après la mode des mannequins d’Europe de l’Est, l’heure est plutôt aux mannequins d’Afrique et d’Asie. "On revient de loin, précise Matteo Puglisi, directeur de l’agence de mannequin Select. Il y a 10 ans, les directeurs de castings nous disaient qu’ils ne voulaient pas de noirs, pas d’asiatiques."
Cette agence, qui représente aujourd’hui des centaines de modèles dont une soixantaine de mannequins étrangers, les gère d’une manière plutôt surprenante. Ils ne sont pas considérés comme des employés, mais plutôt comme des clients qui contractent des dettes auprès de l’agence. "Quand les mannequins étrangers vont venir passer des castings pour les défilés à Paris, Londres, Milan ou New York, ils vont générer des dettes avant même de commencer à travailler, dénonce Ekaterina Ozhiganova, mannequin russe et fondatrice de l’association Model Law. On leur demande de rembourser leur billet d’avion, l’hébergement et même l’argent de poche."
En effet, les agences ne font qu’avancer ces frais au mannequin. Elles vont ensuite se rembourser en fonction de ce que le modèle va gagner, à l’occasion d’un défilé ou, encore mieux, d’une campagne publicitaire. Un défilé pour un nouveau visage peut être rémunéré entre 400 et 1 200 euros selon des documents que la cellule investigation de Radio France a pu consulter, alors que les dettes pour des vols internationaux et un hébergement à Paris peuvent grimper jusqu’à 3 000-5 000 euros en quelques jours. Par conséquent, plus le mannequin va voyager pour chercher du travail, plus il va s’endetter.
Recrutée dans un camp de réfugiés
En octobre dernier, le Sunday Times a révélé que des jeunes filles avaient été recrutées pour la Fashion Week à Paris dans le camp de réfugiés de Kakuma au Kenya, l’un des plus grands au monde. Il accueille notamment des Sud-Soudanais qui ont fui les exactions dans leur pays. Mais bien que leur visa soit encore valable, faute d’avoir pu signer un contrat avec une marque, ces jeunes femmes ont finalement été renvoyées au Kenya au bout de quelques jours. "Je ne voulais pas rentrer. C’était une chance pour moi de changer ma vie et celle de ma famille", explique dans une vidéo Youtube l’une d’entre elles, Nyabalang Gatwech Pur.
Elle-même a été renvoyée au bout de 17 jours seulement à Paris, après une dizaine de castings infructueux pour des marques comme Saint Laurent, Hermès, Balmain... Selon nos informations, la patronne d’Isis Africa (son agence mère), Joan Okorodudu, une femme d’affaires nigériane, est venue en personne sommer la jeune réfugiée de quitter l’appartement de l’agence qu’elle occupait à Paris.
Pour justifier la virulence de son intervention, Joan Okorodudu nous a répondu que la jeune femme voulait demander l’asile en France. "Tous les mannequins doivent repartir après la fashion week, insiste-t-elle. Aucun ne devrait demander l’asile." D’autant que la jeune femme a déjà le statut de réfugié au Kenya.
De retour dans son pays, Nyabalang a écrit à l’agence Select de Paris, pour connaître le montant de sa rémunération pour les castings. "Elle a découvert que non seulement, elle n’avait rien gagné, mais qu’elle avait généré 2 700 euros de dettes", raconte Hugo Daniels, journaliste d’investigation au Sunday Times qui l’a rencontrée au Kenya. "Nous n’avons jamais demandé le remboursement de la dette tout de suite, ni à Nyabalang ni à aucune autre mannequin, se justifie Mattéo Puglisi, le gérant de l’agence parisienne qui a représenté ces jeunes réfugiées en février 2022. Mais nous devons prouver au fisc français que nous réclamons pendant deux ans nos dettes, avant de pouvoir les passer en pertes dans nos bilans comptables."
Un argument qui surprend. "C’est la première fois que l’on me parle de cette disposition dans le cadre d’une relation professionnelle entre une agence et un mannequin", s’étonne Frédéric Douet, professeur de droit fiscal à l’université de Rouen. "Normalement, les frais de visa, de billets d’avion ou d’hébergements sont à la charge du client final, pas du mannequin", précise Maître Juliette Halbout, avocate en droit du travail. En réalité, les marques ne payent les frais des mannequins que si elles les réservent en exclusivité pour leur campagne.
"Un meilleur affichage social"
L’association de défense des mannequins, Model Law, dénonce cette pratique. "Certaines agences mères profitent parfois du manque d’information des jeunes filles pour les menacer, elles ou leur famille, si elles ne remboursent pas leurs dettes", affirme Ekaterina Ozhiganova, fondatrice de Model Law. La convention collective des mannequins en France, que nous avons consultée, stipule pourtant qu’une partie de ces frais peut être remboursée, mais en aucun cas la totalité.
Les marques pourraient-elles à terme se voir reprocher les pratiques de leurs prestataires ? La loi réglementant le devoir de vigilance impose aux grandes entreprises françaises de s’assurer que leurs prestataires respectent bien le droit du travail. "Nous souhaitons qu’il y ait un meilleur affichage social des projets en cours", explique Pascal Morand, le président exécutif de la fédération de la Haute couture et de la mode. De son côté, Kering, dont les marques Gucci et Saint Laurent ont encore fait appel aux agences Select et Isis lors de la dernière Fashion Week, nous a indiqué qu’il s’attachait à "vérifier que ses Maisons ne cautionnent pas des pratiques qui seraient inadmissibles du point de vue de la dignité des personnes". Une réflexion est aussi en cours sur l’évolution de sa charte mannequins. "C’est vrai que je veux plus de diversité pour incarner ma marque, reconnaît la créatrice, Christine Phung. Mais je n’ai jamais demandé à recruter des réfugiés que l’on renvoie ensuite dans leur camp."
Bibliographie :
Le plus beau métier du monde, dans les coulisses de la mode, Giulia Mensitieri (Éditions La Découverte, 2018).
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