: Reportage Elections européennes 2024 : en Italie, la fin du revenu de citoyenneté actée par l'extrême droite fait craindre une montée de la pauvreté
Près de l'imposant port de Naples ce matin de février, une quinzaine de bénévoles s'activent dans la cuisine de la basilique Santa Maria del Carmine Maggiore. Chaque midi depuis bientôt quarante ans, cette cantine offre des repas aux plus démunis. A l'étage, Davide Ricigliano et Lorenza Milano préparent des sacs de courses pour d'autres familles en difficulté. En ce début d'année, la demande est telle que chaque bénéficiaire doit s'engager à ne prendre qu'un sac par mois, auprès d'une seule église.
"On a des problèmes pour gérer la pauvreté en ce moment", glisse Davide, sa cigarette à la main. Avec l'annonce de la fin du reddito di cittadinanza, ou "revenu de citoyenneté", l'équivalent italien du revenu de solidarité active (RSA), "la peur s'est répandue". Des bénéficiaires perdant leurs droits ou dans l'attente frappent aux portes de la cantine. Ils sont 30% de plus depuis l'arrêt de cette mesure, selon Davide. "Et ça va augmenter."
Fin décembre, le gouvernement de droite et d'extrême droite mené par Giorgia Meloni, tête de liste de son parti aux élections européennes, a mis un terme définitif à cette aide. Elle était entrée en vigueur cinq ans plus tôt pour les Italiens à faibles revenus. L'an dernier, ce soutien a bénéficié à plus de deux millions de personnes, en particulier dans les régions plus pauvres du Mezzogiorno, le Sud italien.
Des ménages ayant à charge un enfant, une personne en situation de handicap ou un senior doivent recevoir une nouvelle aide similaire : le chèque d'inclusion. Pourtant, début février, beaucoup de ces familles n'avaient encore rien reçu. D'autres venaient de perdre près de 600 euros par mois en moyenne.
"C'était peu, mais c'était une richesse"
A 46 ans, Stefania Musto a toujours préféré éviter les banques alimentaires. Une question de dignité, de pudeur aussi. "J'ai toujours pensé qu'en tant que femme seule, j'aurais moins besoin d'aide", souligne discrètement cette Napolitaine, les yeux verts et cernés. Pourtant, la quadragénaire est l'une des plus touchées par la réforme : sans enfant et en âge de travailler, elle a reçu son dernier revenu de citoyenneté en décembre.
Ces derniers 500 euros "m'ont sauvé la peau", lâche Stefania depuis le studio qu'elle occupe dans le centre historique de Naples. Les fenêtres ferment mal et seul un vieux chauffage d'appoint radoucit les lieux. Son immeuble, occupé par des habitants en attente d'un logement social, est surnommé "le palais du revenu de citoyenneté". Une affiche en faveur de la mesure est collée sur un mur décrépit du couloir. "Tout le monde ici était bénéficiaire", relate l'habitante, arrivée avec sa mère quand il devenait impossible de payer le loyer. "Avec le revenu de citoyenneté et l'occupation, nous avions tous un toit sur la tête et de la dignité. C'était peu, mais c'était une richesse."
En ce début du mois de février, Stefania estime qu'il lui reste entre 150 et 200 euros sur son compte. L'artisane, habituée des petits boulots quand elle devait prendre soin de sa mère malade, a pu gagner de l'argent en vendant des créations sur les marchés de Noël. La Napolitaine a fait des stocks de nourriture pour elle et ses chats, assez pour tenir quelques semaines.
"Je mange des légumineuses, des recettes qui nourrissent. Une amie m’a offert des œufs bio, je regarde aussi les vieilles recettes, les plats ‘pauvres’ du passé. Je m’adapte."
Stefania Musto, ancienne bénéficiaire du revenu de citoyennetéà franceinfo
Quelques mois plus tard, recontactée par franceinfo, l'Italienne raconte avoir trouvé un stage de vingt heures par semaine, rémunéré 500 euros par mois. Sa seule ressource financière, à défaut d'aide de l'Etat.
"Il n'y a pas assez de travail"
L'été précédent, dans la région de Naples, un peu plus de 20 000 personnes ont appris par texto qu'elles perdraient, comme Stefania, leur revenu de citoyenneté. "On ne veut pas rendre plus pauvres les personnes déjà pauvres", promet Giorgio Longobardi, élu au conseil municipal de Naples, membre de Fratelli d'Italia, le parti d'extrême droite de Giorgia Meloni. A ses yeux, le revenu de citoyenneté a été "un instrument qui a créé du chômage. Beaucoup de travailleurs préféraient ne plus travailler."
A ses côtés dans son bureau, le conseiller régional Marco Nonno abonde : il cite des cas de refus de travail, de fraudes dans l'obtention de l'aide. Celles-ci ont représenté 500 millions d'euros au total entre 2019 et 2023, sur une enveloppe de 31,5 milliards d'euros consacrée au revenu de citoyenneté, d'après la police financière italienne. "Selon moi, c'est beaucoup plus", assure Marco Nonno.
Avec la réforme, leur parti a voulu "faire la différence entre ceux qui sont capables de travailler et ceux qui ne le sont pas". D'anciens bénéficiaires peuvent s'inscrire à des formations rémunérées 350 euros par mois, d'une durée maximale d'un an. Giorgio Longobardi en convient : ces cours "pourraient mieux fonctionner", et "on ne peut pas vivre avec cet argent". Surtout, "il n'y a pas assez de travail" à Naples : 21% des 15-64 ans sont au chômage, et le travail au noir est omniprésent.
Le quartier populaire de Secondigliano, dans le nord de Naples, est en première ligne. "C'est une zone très difficile, beaucoup de monde touchait le revenu de citoyenneté ici", témoigne Andrea, agent d'un centre d'aide fiscale (CAF) local. Avec ses collègues, il accompagne les demandes de chèque d'inclusion. Jusqu'à 50 personnes sont venues chaque jour en janvier, dans le flou et l'inquiétude. "Il y a eu trop de demandes, et clairement des retards [de traitement]."
Raffaella, mère de deux enfants, sort d'un autre CAF de Secondigliano. Elle a demandé à bénéficier d'un chèque d'inclusion en janvier, mais attendait encore la réponse un mois plus tard. "On mange chez mes parents. Ils m'aident aussi pour payer l'essence", dépeint-elle.
"Je n'utilise le gaz que pour cuisiner"
Après avoir déposé les enfants à l'école, Maria Caputo vérifie une nouvelle fois sa demande de chèque d'inclusion en ligne. La réponse, en ce 6 février, se fait attendre. L'habitante de Secondigliano, mère de six enfants, est anxieuse : son compte affiche un solde de 23 centimes. Seul un travail à temps partiel est possible pour elle, mais à Secondigliano, "ils cherchent des travailleurs au noir".
Grâce au revenu de citoyenneté, la famille pouvait "vivre mieux". Ce soutien lui a permis de payer le loyer, d'acheter des fournitures scolaires et des vêtements aux enfants. En décembre, la quadragénaire l'a perçu une dernière fois, accompagné d'une aide universelle pour chaque enfant. Un total de 1 300 euros pour un foyer de sept personnes, décrit l'Italienne. Le mois suivant, la famille a pu tenir avec l'aide universelle, après trois mois passés sans la recevoir à l'automne.
Comme Stefania, Maria stocke les boîtes de haricots, de lentilles et de tomates en conserve, dans une ville où l'inflation alimentaire a atteint 8% en un an à l'automne. En ce début de mois de février, le loyer de l'appartement familial n'est pas encore payé. Le chauffage ne fonctionne pas, il coûterait de toute façon trop cher. "J'utilise seulement le gaz pour cuisiner", illustre-t-elle. La peinture s'effrite et l'humidité des lieux laisse des traces profondes sur les murs. "J'ai peur de perdre cet appartement s'ils n'acceptent pas ma demande", souffle cette mère, dont le plus jeune enfant a 4 ans.
"Je ne sais pas comment vivre. C’est un bordel, une vie de survie."
Maria Caputo, habitante de Naplesà franceinfo
Maria a finalement reçu un premier chèque d'inclusion en mars, d'une valeur de 1 200 euros, assure-t-elle. Une "bouffée d'oxygène" qui a aidé à payer les factures et loyers dus. Depuis, le montant du chèque et l'aide universelle ont reculé, l'une de ses filles étant désormais majeure. La famille vit aujourd'hui avec 1 500 euros, d'après Maria.
"Ça nous a sauvés pendant la pandémie"
Dans les rues de Secondigliano, des affiches invitent les habitants à manifester pour défendre l'ancien revenu. Mario Avoletto, figure des comités de défense du reddito, a vu "l'amélioration réelle" permise par la mesure. "En particulier pendant le Covid-19, remarque-t-il. Quand tout s'arrêtait, des centaines de milliers de personnes ont pu vivre la période et la suite avec tranquillité." Giorgio Longobardi le reconnaît volontiers : "Ça nous a sauvés pendant la pandémie. Ça a calmé les âmes et la criminalité a reculé." Avec d'autres aides d'urgence, le revenu de citoyenneté a protégé un million de personnes de la pauvreté, selon l'Institut national des statistiques (Istat).
Ce filet de sécurité a même été une ressource "essentielle" ou "fondamentale" pour 77% des bénéficiaires, selon l'Institut national pour l'analyse des politiques publiques (Inapp). "Les gens ont pu améliorer leurs conditions de logement et l'éducation des enfants, ils ont pu respirer", souligne la sociologue Enrica Morlicchio, enseignante à l'université Federico II de Naples.
"Toutes les recherches sur les effets de la mesure, en matière de conditions de vie des bénéficiaires, ont démontré un impact positif."
Enrica Morlicchio, spécialiste des inégalités sociales et de la pauvretéà franceinfo
La mesure a moins bien fonctionné sur le retour à l'emploi. "La quantité et la qualité des emplois dans le sud du pays étaient trop faibles", poursuit la sociologue. Elle relève que des personnes ont refusé des emplois temporaires, par crainte de perdre leur allocation. A travers le pays, seuls 40% des bénéficiaires au chômage ou inactifs ont pu signer un "pacte pour l'emploi", et parmi eux, la moitié seulement a reçu une offre de travail.
Mario Avoletto n'a qu'une crainte, que ces personnes aidées par le reddito replongent dans le travail au noir ou la criminalité. A Naples, "elles ont perdu le minimum de sérénité qui avait été conquis".
Ce reportage a été réalisé avec l'aide de Silvia Caracciolo, journaliste en Italie, pour la préparation et la traduction.
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