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"C'est Dallas leur truc !" : au Barcarès, monsieur et madame Ferrand se disputent la mairie aux élections municipales

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Alain Ferrand, maire du Barcarès (Pyrénées-Orientales), lors de la cérémonie des vœux, le samedi 25 janvier 2019. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

A la mi-mars, Alain Ferrand, le maire sortant, va affronter dans les urnes... son épouse Joëlle, elle-même ancienne élue de la ville. Reportage dans la petite cité balnéaire des Pyrénées-Orientales, où se joue une campagne... très personnelle.

Le petit groupe de paroissiens a attendu la fin de la prière pour passer une tête dans l'allée centrale. "Regardez, ils ne sont même pas assis à côté !", murmurent-ils. Pas de miracle dans l'église du Barcarès, en ce dimanche de fin janvier. Monsieur le maire a pris place tout seul devant. Madame, elle, s'est installée un peu en retrait, au neuvième rang. Après trente ans de mariage, ce n'est plus le grand amour entre les époux Ferrand. "On vit encore sous le même toit mais c'est vrai qu'elle ne sera bientôt plus ma femme", annonce, cash, Alain. "J'ai été charmée pendant des années par Alain, mais ce temps-là est fini", résume, plus sobrement, Joëlle. 

Fin de l'histoire ? Pas vraiment. Le couple, qui se partage l'hôtel de ville de la cité balnéaire de la côte catalane depuis maintenant vingt-cinq ans sous l'étiquette divers-droite, a maintenant décidé de s'affronter aux élections municipalesA la mi-mars, les 6 000 habitants auront en effet le choix entre Alain Ferrand, Joëlle Ferrand et une troisième liste d'opposition. C'est madame qui est sortie du bois la première, en annonçant sa candidature dès la mi-octobre. "La politique me manque, le fauteuil de maire me manque, aider les Barcarésiens me manque, explique l'ancienne élue (de 1999 à 2011). Voilà pourquoi j'y retourne."

N'y voyez pas de vengeance personnelle à l'égard de mon mari. Lui c'est lui et moi c'est moi.

Joëlle Ferrand

à franceinfo

Pour rameuter les foules, Joëlle Ferrand fait les choses bien. Elle a lancé son propre hashtag #Joelle2020 et fait fabriquer des marinières à son effigie. Sa permanence, voisine d'un salon de toilettage pour chiens, est toujours grande ouverte. Aux habitants qui poussent la porte, elle offre des solutions pour tout, du café à volonté et un petit olivier à rapporter à la maison. Surtout, elle a le sourire jusqu'aux oreilles lorsqu'un visiteur l'appelle "madame la maire".

Joëlle Ferrand sur le marché du Barcarès (Pyrénées-Orientales), le 26 janvier 2019. (RAPHAEL GODET)

En face, la stratégie adoptée par celui qui est encore son mari est la même : pro-xi-mi-té. Alain Ferrand envoie un bouquet de fleurs lorsqu'il apprend que quelqu'un est souffrant, il se rend à tous les enterrements, il serre des pinces à chaque événement dans la ville, va sur tous les terrains de sport pour s'assurer que tout le monde le voit, en dépit de sa petite taille. Quand Météo France place les Pyrénées-Orientales en vigilance orange, le maire sortant s'empresse d'envoyer un SMS à ses administrés pour leur rappeler qu'il est évidemment joignable "24h/24 en cas de besoin ou de difficultés". Et pour être certain d'avoir du monde à sa cérémonie des vœux, il se débrouille pour faire envoyer sur tous les téléphones un message vocal que franceinfo s'est procuré.

Dans son courrier de candidature, que les habitants ont reçu dans leur boîte aux lettres dimanche 16 février, Alain Ferrand reconnaît que "cette élection ne sera pas comme les autres car "celle qui est encore mon épouse a décidé de se présenter contre moi". Puis, tout en disant refuser de "glisser sur le chemin de la polémique", il s'en prend à son adversaire qui "a préféré lâcher sa famille politique, ses anciens colistiers, plutôt que de les rejoindre." 

"Le Barcarès, ce n'est pas New York !"

Dans sa tête, perdre est juste inimaginable. "Connaissant le bonhomme, il ne s'en remettrait pas, répète un proche. Vu l'histoire avec madame, l'échec n'est vraiment pas possible." Quand il se met à douter de sa popularité, ses proches lui rappellent que 2 800 personnes ont fait le déplacement pour ses vœux, fin janvier. "Ça lui a fait un bien fou, reprend cet intime. C'était le signe que les gens comptaient encore sur lui." Au fond, en doutait-il vraiment ? Ce soir-là, sous l'immense chapiteau monté pour l'événement, son visage rond est apparu une quarantaine de fois dans le film rétrospectif de l'année. "Avec La Marseillaise pour finir, c'était pile ce qu'il recherchaitVous avez vu sa tête en descendant du podium ? C'était celle d'un gars satisfait de son coup. Une manière de dire à sa femme : 'T'as vu la foule qui est là pour moi ?'"

Ce soir-là, l'ambiance entre les deux époux est aussi froide que les fruits de mer servis aux convives en entrée. C'est même le cercle arctique au moment des salutations de rigueur, quand chacun a préféré tourner la tête à la recherche d'une autre joue à embrasser. Habillée tout en noir et blanc, Joëlle Ferrand répète à qui veut bien l'entendre qu'elle est là "en tant que simple citoyenne du Barcarès". Mouais. Certains pensent surtout qu'elle voulait "espionner la cote d'amour" de son adversaire de mari. 

Cela ne respire pas franchement la chaleur humaine entre eux. C'est bonjour, au revoir et basta !

Un ami en commun

à franceinfo

Pour éviter ces moments de gêne, leur entourage s'arrange pour que monsieur croise madame le moins possible, et vice versa. "Le problème, c'est que Le Barcarès, ce n'est pas New York, sourit cet intime. Tout le monde se connaît ici, tout se sait !" Le cache-cache ne dure donc jamais très longtemps. D'autant qu'ils ont des dizaines de connaissances en commun. "Faut pas croire, chacun fait semblant d'ignorer l'autre. Mais en coulisses, ça parle hein, soyons honnêtes. Il y a ceux qui préfèrent Alain, et ceux qui préfèrent Joëlle..." 

Le port du Barcarès (Pyrénées-Orientales), le 25 janvier 2019. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Joëlle Ferrand, justement, comptera les points à la fin. "J'ai conscience que certains de nos proches sont très embêtés par ce qu'il se passe. Mais c'est la vie. On a des amis, on s'en sépare, on revient après. Il faut être au-dessus de l'affectif. Je ne vois pas pourquoi l'un s'effacerait sur l'autre. Et puis que voulez-vous que j'y fasse si mon mari a dit non à mon idée d'organiser une primaire avec nos fidèles ?" 

Je reconnais que la situation n'est pas rationnelle, mais que voulez-vous, ainsi va la vie...

Alain Ferrand

à franceinfo

Dans la foulée, Mathilde, la plus âgée des deux enfants du couple, a assuré à franceinfo qu'elle ne s'engagerait pour personne. "J'aime mes parents à égalité, point barre, je n'ai pas à choisir", s'est-elle défendue, avant de tourner les talons. Quant à la plus jeune des sœurs, Camille, elle ne devrait pas rentrer de Londres, où elle habite, d'ici les municipales.

"Ce sont nos Balkany !"

Même désertes à cette période de l'année, les rues du Barcarès ne parlent en ce moment que du duel Ferrand contre Ferrand. "Très franchement, c'est Dallas, leur truc ! Les Ferrand, ce sont les Ewing, pouffe de rire un vieux monsieur croisé sur le parking du Super U. Ils sont ridicules !" "On pensait avoir tout vu avec eux, on s'est trompés", soupire son épouse, les coudes posés sur le caddie. Il n'y a qu'ici que ça peut arriver." Un autre va même jusqu'à mettre en doute leur séparation. "Je vais vous dire, je n'y crois pas une seconde à leur histoire de divorce, c'est du pipeau, j'ai l'impression qu'ils nous ont déjà fait le coup cent fois ! C'est magouilles et compagnie tous les deux."

C'est que les Barcarésiens le connaissent par cœur, ce couple de sexagénaires qui garde la main sur leur commune depuis le milieu des années 1990 en fonction de l'inéligibilité de l'un ou de l'autre. "Ce sont nos Balkany", glousse un conseiller municipal qui se remémore l'historique des prises illégales d'intérêts et autres fraudes fiscales qui ont valu à monsieur et madame plusieurs passages par la case tribunal et plusieurs peines avec sursis.

Rien n'effraie Alain Ferrand. Il pourrait être en garde à vue la veille d'une élection, il arriverait quand même en tête dans les urnes.

Un conseiller municipal

à franceinfo

La chambre régionale des comptes a cru à une erreur de frappe en découvrant par le menu les dépenses d'alcool de la municipalité pour la seule année 2011. Dans un rapport (PDF), elle révèle que la mairie a passé commande cette année-là pour 511 bouteilles de whisky, 60 de vodka et 57 de rhum blanc. La cour relève aussi l'achat de 1 351,96 euros de vodka pour une simple fête de pêcheurs.

"L'idéal, c'est d'être bien avec les deux"

Fin janvier, leur nom a même eu droit aux honneurs de la cérémonie annuelle d'Anticor à Paris. L'association qui lutte contre la corruption en politique a choisi de leur décerner "une casserole" pour les "féliciter pour leur art de contourner les lois sur l'inéligibilité".

Voir son maire actuel et son épouse "récompensés" au même titre que Patrick Balkany, Richard Ferrand, François Fillon, Carlos Ghosn ou Jean-Paul Delevoye, "ça fait un peu ch...", s'agace-t-on au tabac-presse près de la place du village. Mais la conversation avec les clients s'arrêtera là. Une fois le bouton de l'enregistreur allumé, c'est sauve qui peut. A peine le mot "journaliste" est prononcé que les bouches se referment comme des moules. "Vous comprenez, on ne veut pas d'emmerdes, glisse un habitant. Si notre nom sort, les Ferrand sauront que c'est nous." 

Un comble : une commerçante veut bien nous répondre... à condition qu'on ne précise pas sa profession. "Tout le monde préfère rester discret, résume cette quinquagénaire. Surtout en ce moment, avec les élections. Quand tu es président d'association, tu fais attention à ce que tu dis, sous peine de retrouver un candidat en face de toi un jour prochain. Si tu veux une autorisation d'exercer une activité sur la plage, tu te tais. L'idéal, en gros, c'est d'être bien avec monsieur et madame."

Si tu veux que ton aîné décroche un job municipal l'été prochain, autant faire profil bas. Ils ont le bras long, très long.

Une commerçante

à franceinfo

A la mairie aussi, les oreilles sifflent. Un employé municipal, que franceinfo a joint par téléphone, raconte qu'un proche du maire actuel "met la pression" aux collaborateurs pour s'assurer qu'ils ont "bien compris pour qui voter" lors des municipales.

Des passants sur le marché du Barcarès (Pyrénées-Orientales), le 26 janvier 2019. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Virginie Brodin comprend mieux pourquoi elle peine à trouver vingt-neuf noms pour sa liste d'opposition dite "citoyenne" qui balaie large, de la gauche de la gauche à la droite de la droite. "C'est compliqué de les motiver, il y a de la peur, fait remarquer celle qui loue des bateaux. Les gens nous disent : 'Je vous soutiens mais on ne va pas s'engager avec vous car on va peut-être avoir des représailles ou des pressions.'"

Il n'y a pas longtemps, une personne que je connais pourtant bien a refusé de me faire la bise en plein centre-ville du Barcarès. Je l'ai revue plus tard, elle s'est excusée et m'a expliqué qu'elle avait peur d'être vue par quelqu'un de la mairie.

Virginie Brodin

à franceinfo

Depuis 1995, le couple Ferrand a toujours été réélu dès le premier tour. Et cette année ? "Ce sera différent, reconnaît le maire, en remettant sa chemise blanche dans son pantalon de costume. Mais si la démocratie me dit de partir, je partirai." "Que le meilleur gagne", rétorque Joëlle, fair play. "Entre nous, il peut tout se passer cette fois", analyse un conseiller municipal en bons termes avec les deux Ferrand. "Attention que le vent ne tourne pas trop quand même", prévient-il. Drôle de coïncidence : la tempête Gloria venait justement de faire tourbillonner la Catalogne française quand nous sommes repartis.

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