: Reportage "C'est toute la macronie du coin qui a été balayée" : dans l'Eure, comment le RN a profité du "ras-le-bol général" pour l'emporter
Dans ce département normand, les cinq circonscriptions avaient été conquises par des députés de la majorité présidentielle en 2017. Ils ont tous été battus ce 19 juin, et sont remplacés par quatre députés RN et un député de la Nupes.
Lundi matin, le réveil de Katiana Levavasseur a encore sonné à 5 heures. Comme tous les jours depuis trois ans, l'agente de maintenance a enfilé sa blouse et pris la route jusqu'au Leclerc du Neubourg (Eure) pour attraper ses balais et ses chiffons comme si de rien n'était. Enfin presque : "Les collègues ne m'ont pas ratée." "Booonjour madame la députée", ont-elles ricané en l'observant astiquer les sols de l'hypermarché une dernière fois avant longtemps. "Elles me faisaient des courbettes pour plaisanter." Car la mère de famille de 52 ans s'apprête à "faire le ménage" ailleurs : à l'Assemblée nationale. Dimanche 19 juin, lors du second tour des élections législatives, la candidate du Rassemblement national a en effet battu Fabien Gouttefarde, le député sortant de la deuxième circonscription de l’Eure, en récoltant 51,1% des voix.
En réalité, c'est tout ce département normand qui symbolise le chamboule-tout législatif qui vient de traverser la France. En 2017, les députés de la majorité présidentielle avaient fait un carton plein dans l'Eure : cinq circonscriptions, cinq victoires, cinq députés. Et cette fois ? Zéro pointé, "rideau". Séverine Gipson, Marie Tamarelle-Verhaeghe, Bruno Questel, François Ouzilleau, Fabien Gouttefarde... Tous ont été battus dans les urnes par quatre candidats RN et un candidat de la Nupes. Katiana Levavasseur, sourire aux lèvres, ne se prive pas d'appuyer là où ça fait mal : "Regardez bien, c'est toute la macronie du coin qui a été balayée. Sébastien Lecornu, Bruno Le Maire..."
"Même ici, les gens n'en voulaient plus du macronisme"
Les deux ministres d'Emmanuel Macron sont, en effet, deux figures bien connues localement. Le premier, en charge des Armées, est toujours président du conseil départemental de l'Eure, après avoir un temps porté l'écharpe de maire de Vernon. Le second, toujours à Bercy, compte trois mandats de député à son actif.
Un "choc démocratique", a réagi lundi le ministre de l'Economie. En réalité, il y avait eu un premier avertissement : en avril, les électeurs de l'Eure avaient placé Marine Le Pen, alors candidate du RN, en tête lors des deux tours de la présidentielle. Et puis sur le terrain, Katiana Levavasseur voyait "bien que ça bougeait". "Avant, quand on se montrait dans la circonscription avant une élection, il fallait presque changer de trottoir, on pouvait nous insulter, souffle celle qui est aussi conseillère municipale d'opposition de la petite ville du Neubourg depuis les municipales de 2020. Mais même ici, c'est fini. Maintenant, les gens viennent nous voir, ils demandent nos tracts, nos affiches n'ont pas été arrachées."
"Pour les Français, peut-être que mettre Marine Le Pen à l'Elysée c'était un peu trop gros d'un seul coup. Mais des députés, ça passe mieux. C'est comme une étape en plus."
Katiana Levavasseur, députée RN de l'Eureà franceinfo
Pas plus tard que la semaine dernière, pendant l'entre-deux-tours, un habitant est encore venu trouver Katiana Levavasseur lors d'un déplacement dans la circonscription, raconte-t-elle : "'Enfin, vous vous décidez à bouger, m'a-t-il dit. Je suis content de vous voir'." Rebelote sur les marchés du secteur, celui du Neubourg le mercredi, ou ceux de Brionne, de Beaumont-le-Roger ou de Conches-en-Ouche.
"Ça se sentait que même ici les gens n'en voulaient plus du macronisme, glisse la novice en politique dans la voiture qui nous conduit à la préfecture, lundi après-midi, où elle doit signer quelques papiers. J'ai des collègues qui font 80 km par jour pour aller travailler. Au prix de l'essence, ce n'est plus tenable. Qu'a fait le gouvernement pour nous ?" interroge-t-elle, sans attendre de réponse. Route de Louviers, l'hypermarché Leclerc où elle a commencé à travailler en 2019 vendait le litre de gazole à 2,04 euros, mardi après-midi.
Le prix du carburant, "oui", mais "en fait c'est un ras-le-bol général", résume Ingrid, qui travaille à la Maison de la presse du Neubourg, mais qui habite la commune de La Pyle, sept kilomètres plus loin. "Vous, vous avez le sentiment d'être écouté ? demande-t-elle en replaçant les journaux dans le portique. Alors oui, j'ai voté Rassemblement national et je n'ai pas à le cacher. Mon mari a fait pareil, et ma collègue aussi d'ailleurs." Celle qui votait "juste à droite" il y a encore quelques années raconte qu'il y a eu "une goutte d'eau" : "Quand Macron nous a dit qu'il fallait traverser la rue pour trouver un travail, ça, je n'ai pas aimé."
Arlette, bientôt 65 ans, carte Vitale dans la main, ne trouve "pas que voter RN, c'est voter extrême". "Ça commençait à bien faire, il fallait que ça change, savoure-t-elle avant de disparaître dans la pharmacie. J'ai voté Marine aux deux tours de la présidentielle, il est normal que je vote pareil pour les députés."
Les 106 000 habitants de la deuxième circonscription de l'Eure vont devoir s'y habituer : désormais, c'est Katiana Levavasseur qui viendra poser les premières pierres, inaugurer les nouvelles infrastructures, serrer des mains, faire des discours... Lundi après-midi, à la Taverne des sports, au Neubourg, Jean-Jacques, "plutôt de gauche", a attendu que la nouvelle élue RN se soit éloignée de la terrasse pour se confier. L'ancien forgeron de 70 ans lève les yeux : "Je n'arrive pas à croire que c'est aussi ici que se passent tous ces trucs. Ça me fait drôle. On avance dans le brouillard. Je me pose beaucoup de questions depuis dimanche soir."
"J'avais une sorte de pressentiment"
Les coudes sur le comptoir, le Paris-Normandie entre les mains, il finit par glisser qu'il connaît, "évidemment", des gens qui ont voté pour elle. Mais "c'était à contre-cœur, veut-il rectifier comme pour les défendre. Ils me disent qu'ils voulaient casser le truc, essayer autre chose."
A vrai dire, une dame, conseillère municipale de Venon, village de 390 habitants posé au nord d'Evreux, croisée sur un parking, s'attendait "à ce changement". "J'avais une sorte de pressentiment, chuchote-t-elle sur le parking devant l'église. Ça m'a toujours surprise que ça n'arrive pas chez nous. Voilà..."
Ce changement, et c'est peut-être un paradoxe, Fabien Gouttefarde, le candidat Ensemble ! malheureux, l'a observé mieux que personne. Pas la peine de remuer les chiffres dans la plaie, le bientôt ex-député fait les comptes, mi-abattu, mi-cash : "Disons-le, on est loin d'avoir réussi le pari fixé en 2017 qui était quand même de changer plus concrètement la vie des gens. Et on voit en réalité que la politique a du mal à s'ancrer dans le réel, dans le quotidien des gens. Les deux mondes ont du mal à se connecter."
Le fonctionnaire assure n'en vouloir à personne mais il estime qu'"il y a des mesures qui auraient dû être annoncées après la présidentielle", qu'il aurait aussi fallu "plus d'implication du président, des ministres"...
On apprend après coup qu'un membre du gouvernement était un temps attendu pour accompagner le candidat de la majorité dans la dernière ligne droite de la campagne. Finalement, personne ne s'est déplacé. A quoi bon, remarquez ? "Je vais être très franc : je suis sceptique sur l'effet que cela peut avoir. Tout ça a désormais un impact limité, ça ne compte quasiment plus. Je connais des candidats qui ont eu plus de soutien que moi et qui ont été balayés dès le premier tour."
Fabien Gouttefarde va maintenant rendre sa permanence, déménager son bureau à l'Assemblée, remercier son équipe et "partir en vacances". Tout l'inverse de Katiana Levavasseur. Maintenant qu'elle a prévenu son employeur qu'elle risque d'être indisponible pendant quelques années, elle doit aussi modifier dans son téléphone son adresse de travail : c'est désormais le 126, rue de l'université, dans le 7e arrondissement de Paris.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.