"C'est trop tard pour faire autrement" : la majorité divisée sur la stratégie anti-RN pour les élections européennes

A trois mois du scrutin et face à des sondages inquiétants, certains soutiens d'Emmanuel Macron doutent de la pertinence de cibler le parti de Jordan Bardella comme unique adversaire.
Article rédigé par Margaux Duguet
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Des responsables de la majorité, dont le Premier ministre, Gabriel Attal, réunis sur scène à l'issue du meeting de campagne de la tête de liste de Renaissance pour les élections européennes, Valérie Hayer, à Lille, le 9 mars 2024. (SAMEER AL-DOUMY / AFP)

"L'enjeu, c'est de mobiliser notre électorat en disant que le RN est largement devant et qu'il faut y aller, si vous êtes contre le RN. On ne fait pas dans la fioriture." Ainsi un conseiller ministériel résume-t-il, à gros traits, la stratégie du camp présidentiel pour les élections européennes. A trois mois du scrutin, les signaux sont au rouge pour les macronistes. "L'esprit de défaite" rode, soupire un parlementaire Renaissance. Depuis des mois, la dynamique en faveur de Jordan Bardella, la tête de liste du Rassemblement national, se confirme. Le dernier sondage en date suggère même que son avance se creuse : 31% des Français interrogés déclarent leur intention de voter pour la liste du poulain de Marine Le Pen, contre 18% pour celle de Renaissance, emmenée par Valérie Hayer, selon une étude auprès de 12 000 personnes publiée par Le Monde , lundi 11 mars. Treize points d'écart, un gouffre.

Pour tenter de contrer le vote RN, les soutiens d'Emmanuel Macron ont, une nouvelle fois, longuement attaqué le parti d'extrême droite lors du grand meeting de lancement de campagne de Valérie Hayer, samedi à Lille. Sur scène, le Premier ministre, Gabriel Attal, a qualifié les responsables du RN d'agents de "soumission" à la Russie et alerté contre la "vaste tromperie" du "clan Le Pen" : "[Leur] bilan, c’est 40 ans de Parlement européen, 40 ans d’indemnités de mandat, 40 ans de fantômes dans les couloirs de Bruxelles et de Strasbourg". Des "punchlines" destinées à marquer l'opinion et les médias, et qui sont nécessaires pour contrer le RN, argumentait récemment un conseiller de l'exécutif interrogé par franceinfo. Valérie Hayer, inconnue du grand public et partie tardivement en campagne, s'est engouffrée dans les pas du chef du gouvernement, osant même une comparaison choc : "Hier, Daladier et Chamberlain, aujourd'hui Le Pen et Orban. Les mêmes mots, les mêmes arguments, les mêmes débats. Nous sommes à Munich en 1938."

"Percer la bulle Bardella"

Dans la majorité, il y a ceux qui approuvent. "Oui, il faut dramatiser le truc, car l'époque est dramatique, il y a un vrai esprit munichois partout", se désole un responsable local du parti Renaissance. Pour beaucoup, il s'agit une nouvelle fois de pointer les accointances du RN avec la Russie, axe majeur de la stratégie macroniste contre les troupes marinistes. "Toutes les positions que vous avez tenues sur la Russie depuis une dizaine d'années sont des appels du 18-Juin inversés", a encore lancé Gabriel Attal à Marine Le Pen mardi, lors du débat sur le soutien à l'Ukraine à l'Assemblée nationale.

"Quand le RN se prononce contre l'aide à l'Ukraine, quand ils trouvent toujours une bonne raison pour justifier Poutine plutôt qu'aider Zelensky, il faut le dire, le marteler et faire mesurer la gravité de cette position pour des gens qui se disent patriotes", assure le député Renaissance Antoine Armand. "On doit pouvoir percer la bulle Bardella. On a les arguments", appuie plus largement sa collègue Nadia Hai.

"Il faut taper sur le RN. On ne peut pas, et on ne doit pas, les laisser tranquilles."

Nadia Hai, députée Renaissance

à franceinfo

Pour d'autres, cibler le RN relève surtout l'absence de stratégie. "Ce qui semble se dessiner, c'est assumer l'affrontement avec le RN, intensifier le duel, et je crois que c'est trop tard pour faire autrement", soupire un député de la majorité, qui aurait souhaité "explorer d'autres voies". "Même s'il faut marteler que, dans un monde instable, les extrêmes ajouteraient de l'instabilité, la campagne ne peut pas tourner uniquement autour de l'anti-bardellisme primaire", affirme le député Renaissance Robin Reda. Un ancien conseiller du pouvoir enchaîne : "La stratégie de campagne sans fond, juste un duel au soleil face au RN, ne va pas nous faire gagner. Ce n'est pas parce qu'Attal va démolir Bardella sur un plateau que l'on va éviter un vote sanction."

MoDem et Horizons assument une divergence

Les partenaires de Renaissance – Horizons et le MoDem – ne sont d'ailleurs pas tout à fait alignés sur cette ligne anti-RN. Au meeting de Lille, Edouard Philippe et François Bayrou, patrons de ces deux partis, ont été les seuls orateurs à ne pas prononcer le nom de Marine Le Pen. L'entourage du premier se défend de toute divergence avec le parti présidentiel. "Il a choisi d'expliquer pourquoi l'Europe et pourquoi être pro-européen. C'est une bonne chose que tous les discours ne soient pas les mêmes", explique-t-on. Mais d'autres cadres du parti philippiste s'interrogent plus ouvertement en coulisses. "Cette stratégie de tout axer sur le RN et Bardella est étonnante", livre l'un d'eux. "Je ne vous cache pas que la stratégie de rabâchage anti-RN me laisse circonspect", confie un autre, pointant "un risque d'inefficacité électorale."

François Bayrou, qui a préféré livrer samedi une analyse géopolitique en évoquant l'Iran, la Chine, mais aussi le Hamas, exprime les mêmes doutes. "Je ne crois pas que faire du RN ou de Marine Le Pen les cibles uniques de toutes les déclarations soit la meilleure des stratégies. Je pense que ça les aide", dit-il.

"Faire de Marine Le Pen l'opposante universelle, c'est lui rendre un très grand service."

François Bayrou, président du MoDem

à franceinfo

Le patron du MoDem assure qu'il faut "prendre de la hauteur" et faire prendre "conscience de ce qui se passe dans le monde." "Nous sommes rentrés dans des temps dangereux, dans un basculement du monde provoqué par l'attaque de la Russie en Ukraine, poursuit-il. Seule l'Europe peut nous permettre de résister."

"Surtout, qu'ils continuent !"

Le député MoDem Bruno Millienne complète l'analyse de François Bayrou : "Il faut aller sur le fond aussi, parler des réalités de l'Europe qui avance, de la démocratie, de la défense, de l'agriculture... C'est ça qui va remobiliser notre électorat." Car l'urgence est là : l'électorat d'Emmanuel Macron s'est considérablement rétracté au fil des ans, décrypte Gilles Finchelstein, le secrétaire général de la fondation Jean-Jaurès, dans Le Monde. Surtout, poursuit-il, "il ne devrait pas (...) y avoir de percée spectaculaire comme on a pu en voir dans la ligne droite de l'élection présidentielle de 2022 : le vote utile d'électeurs stratèges est moins courant dans une élection perçue comme secondaire avec, qui est plus est, un scrutin proportionnel à un tour."

En clair, les partisans du chef de l'Etat ne pourront pas compter sur un vote barrage à l'extrême droite venant notamment de la gauche, comme cela s'est produit à la présidentielle de 2017 et, dans une moindre mesure, en 2022. Les autres partis sont, de surcroît, loin derrière : les listes de Raphaël Glucksmann (PS-Place publique) et Marie Toussaint (Ecologistes), qui suivent celles du RN et de Renaissance dans le sondage Ipsos pour Le Monde , récoltent respectivement 11,5% et 8,5% des intentions de vote. La liste de François-Xavier Bellamy (Les Républicains) est annoncée à 7%, à égalité avec celle de Manon Aubry (La France insoumise). Ce qui fait dire à certains macronistes que le duel avec le RN ne serait pas de leur fait. "On n’entend pas les autres candidats. Où sont-ils ? Alors qu'ils ont été investis par leur parti depuis des semaines", raille Nadia Hai. "Il n'y a aucune dynamique nulle part, même chez Glucksmann. Notre seul adversaire, c'est le RN. Que ce soit une stratégie ou pas, il n'y a pas trop le choix, la situation est ainsi", abonde un autre macroniste.

Dans les rangs du RN, on se frotte les mains. "Faire campagne si fort contre le RN, ça va leur revenir en boomerang. Ils montrent leur fébrilité", assure un député mariniste. "Etant donné les sondages, surtout, qu'ils continuent !", ironise Renaud Labaye, le secrétaire général du groupe RN à l'Assemblée nationale. Pas un soutien d'Emmanuel Macron ne croit d'ailleurs à une victoire le 9 juin. "On va être clair, on ne les battra pas avec [aujourd'hui] 10 ou 11 points de retard. Mais on peut réduire l'écart à 4-5 points, ce qui serait déjà énorme", ambitionne Bruno Millienne. Il reste quelques semaines pour trouver la bonne méthode.

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