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"On reçoit des pressions et des menaces" : à la SNCF, le quotidien sous tension des cheminots non-grévistes

Pointés du doigt, certains cheminots qui ne participent pas au mouvement de contestation dénoncent des pressions de la part de leurs collègues grévistes. Franceinfo a recueilli leurs témoignages.

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Dans le hall de la gare Saint-Lazare à Paris, le 12 avril 2018. (MAXPPP)

Le bras de fer ferroviaire se poursuit, au cinquième jour de grève des cheminots. Vendredi 13 avril, 22,5% d'entre eux étaient toujours mobilisés, selon les chiffres de la direction de la SNCF. Une proportion en nette baisse par rapport au début du conflit, mais qui cause toujours d'importantes perturbations sur le trafic.

Alors qu'a débuté à l'Assemblée nationale l'examen de la réforme ferroviaire que le gouvernement entend mener "jusqu'au bout", les syndicats et la gauche entendent de leur côté faire plier le gouvernement. Dans l'ombre, de nombreux cheminots non-grévistes continuent de travailler, parfois sous la pression de leurs collègues grévistes. 

Paul : "Certains ne veulent plus nous parler"

Paul* est chef traction sur le réseau Sud-Est de la SNCF, qui va de Paris à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Depuis le 22 mars, jour de la première grève des cheminots, il se rend au travail à reculons. Dans la gare où il travaille, l'ambiance est lourde, tendue. Les non-grévistes ne sont pas vus d'un bon œil. Le cheminot de 33 ans a choisi de ne pas faire grève, après avoir longuement réfléchi. "Pour moi, il n'y avait rien de clair. On n'était pas suffisamment avancés dans les négociations, les enjeux je les voyais bien mais je sentais bien que quelque chose était extrêmement instrumentalisé et politique."

Depuis, il ressent une forte pression. "Certains grévistes ne respectent pas notre droit au travail, il y a des pressions, des menaces", raconte ce chef traction. La pression passe par de petites invectives, des mots glissés au passage, des messages comme "Tu ne te sens pas concerné", "suppôt de Macron" ou "traître"... Pourtant, Paul ne soutient pas la réforme ferroviaire, il est juste contre la forme de mobilisation choisie par les organisations syndicales. "Ça peut paraître utopique mais je pense qu'on peut peser autrement qu'en faisant grève. Aujourd'hui, il n'y a plus de dialogue possible, c'est politisé." 

Je ne me sens pas représenté par les syndicats qui sont hyper politisés et contre Macron coûte que coûte.

Paul

à franceinfo

En attendant, il serre les dents et compte les jours jusqu'à la fin du mouvement. "J'ai horreur de ces périodes. J'adore ce que je fais mais là, on se regarde tous en chiens de faïence". Le cheminot regrette aussi que chaque mouvement de grève laisse des séquelles : "Certains ne nous parlent plus, refusent de nous serrer la main ou de manger à côté de nous."

Luc : "On passe toujours pour des extraterrestres qui n'ont rien compris"

Cela fait plus de vingt ans que Luc* est conducteur de trains à la SNCF, et il en a vu passer, des grèves. Au début, à chaque mouvement, il suivait les syndicats sans broncher. Sans réelle conviction, mais plus pour se fondre dans la masse. "Quand vous débarquez à 20 ans, c'est pas évident d'arriver au boulot et de traverser le piquet de grève", raconte-t-il. Depuis, il a pris de l'assurance et a moins de mal à gérer la pression. "On passe toujours pour des extraterrestres qui n'ont rien compris. Au moins, je respecte mes convictions. Je n'ai pas du tout la culture du conflit."

La grève est censée être l’arme atomique qu’on brandit comme ultimatum et qu'on espère ne jamais utiliser. Manque de bol, à la SNCF c'est un préalable à tout.

Luc

à franceinfo

Le cheminot ne se reconnaît pas non plus dans le discours des syndicats, qu'il trouve très radical. "Objectivement, j'ai l'impression qu'il n'y a pas que du côté du gouvernement qu'on ne souhaite pas discuter. Chez nous, le dialogue syndical c'est un peu comme un gamin devant un rayon de sucreries. S'il n'a pas ce qu'il veut, il se fâche." Luc est pour une réforme de la SNCF, pour changer les choses en profondeur, pour qu'on discute de la dette ou du statut des cheminots, mais dans le compromis. "Pour l'instant, c'est du perdant-perdant, cette réforme, assure-t-il. Les syndicats font de la propagande. Il y a des élections professionnelles à la rentrée et ils misent sur cette grève pour faire campagne et pour montrer qu'ils ont mené la bataille."

Non-syndiqué, Luc évite de croiser ses collègues grévistes quand il arrive au travail. Comme il n'a pas besoin d'aller au dépôt pour prendre du matériel, il va directement en gare prendre son service. "Il y a des intimidations informelles. Ils vont mettre les fiches d'intention [document qui permet de recenser les grévistes avant un jour de grève] dans les endroits où tout le monde passe, pour qu'on se sente visés".

Certains non-grévistes ont aussi vu leurs noms affichés sur des listes dans les dépôts, "la liste des jaunes, des renards, des traîtres", reprend Luc. "On trouve aussi des boîtes à lettres vidées, des casiers tagués... C'est le 'pack' de base". Qu'importe la pression psychologique, le cheminot ne compte pas céder, même s'il pense que les cheminots "iront jusqu'à l'épuisement".

Marc : "Il y a beaucoup de postures, plus que de convictions"

Marc* est conducteur à la SNCF depuis à peine un an, mais il a déjà des idées bien arrêtées sur l'entreprise ferroviaire. "Je suis entré avec la certitude que la SNCF n'est plus la même qu'il y a dix ans. La demande des clients a changé, il faut que les entreprises s'adaptent sinon elles perdent du marché, assure le cheminot, âgé d'une vingtaine d'années. "On ne vient plus conduire un train comme avant, ce n'est plus aussi pénible, les sièges sont confortables, le travail est plus agréable..Je ne suis pas d'accord avec ceux qui présentent tout de façon négative. Quand on signe un contrat, on sait ce qui nous attend."

Dès les premières discussions sur l'éventualité d'une grève, Marc s'est mis en retrait. Il estime que "le service public est plus important que son statut" et qu'il est là "avant tout pour le public". A demi-mot, Marc regrette la "fermeture au dialogue" de certains cheminots. "Il y a en qui vont chercher à convaincre leurs collègues coûte que coûte, mais dès que tu discutes un peu avec eux, ils peuvent changer d'avis, décrit le jeune homme. Il y a beaucoup de postures, plus que de convictions. Moi je prends du recul."

Il y a beaucoup de cheminots en grève par contrainte mais on les compte quand même dans les grévistes. On ne cherche pas forcément à connaître leurs raisons, on veut juste grossir les rangs.

Marc

à franceinfo


Non-syndiqué, Marc se fait discret depuis le début du mouvement. "J'ai travaillé de nuit les jours de grève, ou j'étais en repos. Je n'ai pas eu à traverser de piquets de grève." Certains cheminots lui demandent quand même s'il peut faire grève "au moins deux ou trois jours par 'solidarité'", raconte-t-il, mais il ne veut pas de "cette solidarité forcée." Il pense que le mouvement va se durcir, à l'image de celui des cheminots de la gare Saint-Lazare qui ont voté pour une grève continue, en plus de celle par intermittence. "Je continuerai de travailler. L'autre jour, une dame m'a remercié sur les quais parce qu'elle avait pu se déplacer. Pour moi c'est le plus important."

*Les prénoms ont été changés

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