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Enquête Comment la SNCF freine l’arrivée de la concurrence

L’ouverture à la concurrence du rail devait relancer le chemin de fer en France. Mais entre les obstacles dressés sur la route des candidats et la SNCF qui défend son pré carré, elle peine à se mettre en place dans les faits.
Article rédigé par Cellule investigation de Radio France - Marjolaine Koch
Radio France
Publié
Temps de lecture : 14min
Un TGV en Gare du Nord, à Paris. (AMAURY CORNU / HANS LUCAS VIA AFP)

Depuis l’ouverture à la concurrence du rail en décembre 2020, la France ne compte qu’un seul compétiteur installé face à la SNCF. C’est l’opérateur historique italien Trenitalia qui a lancé sa ligne Paris-Lyon-Milan. Il a d’abord fait rouler deux allers-retours quotidiens dès décembre 2021, puis il est monté à cinq trains par jour. Conséquence : huit mois plus tard, le nombre de voyageurs a augmenté de 58% entre Paris et Lyon.

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Mais pour en arriver là, l’opérateur a dû surmonter de nombreux obstacles. Près de quatre années lui ont été nécessaires, dont trois consacrées à faire homologuer ses trains. Les Frecciarossa, ces rames de TGV rouges que l’on peut désormais voir Gare de Lyon à Paris, ont d’abord dû être adaptées pour être autorisées à rouler sur le rail français. Mais la plus grosse bataille a consisté à dénicher un équipement indispensable pour rouler en France : des boîtiers KVB. Ils permettent de contrôler la vitesse et communiquent avec des balises sur la voie ferrée pour assurer la sécurité des trains.

Des boîtiers très chers

Problème : ce boîtier, fabriqué par Alstom, n’est plus vendu par le constructeur. Il devait être remplacé par un système européen baptisé ERTMS (pour European Rail Traffic Management System). Mais son installation traîne. Seules 40% des lignes à grande vitesse et 7% des lignes classiques françaises en sont équipées. Il faut donc aujourd’hui encore installer les deux systèmes pour être autorisé à rouler. Et pour trouver un boîtier KVB, il faut impérativement passer par SNCF Voyageurs. "Lorsqu’Alstom a stoppé la production de ces boîtiers, SNCF Voyageurs a voulu les racheter tous, raconte Raphaël Guillemont, expert en transports et mobilités. Et personne n’a rien trouvé à y redire. Aujourd’hui, il faut donc se tourner vers eux pour en avoir." Et les négociations semblent rudes. Selon Olivier Salesse, économiste pour l’Autorité de régulation des transports (ART), "SNCF Voyageurs a fini par louer ces matériels aux nouveaux entrants, mais en quantité limitée."

Alstom ne proposera pas de nouveaux boîtiers KVB à la vente avant 2024. Ces boîtiers sont nécessaires à la circulation des trains français. (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

Et selon les informations de la cellule investigation de Radio France, le coût de leur location serait très élevé. Suffisamment pour que l’opérateur Trenitalia ne fasse rouler que cinq rames du fait de leur coût. "C’est un nombre qui nous limite, regrette le PDG de la compagnie italienne Roberto Rinaudo. Compte tenu de la taille du marché ferroviaire français, il nous faudrait une flotte bien plus grande que celle que nous avons." Le PDG de SNCF Voyageurs Christophe Fanichet refuse cependant de porter la responsabilité de la pénurie de ces boîtiers. "Aujourd’hui, dit-il, celui qui est détenteur de la technologie, c’est le constructeur. Ce constructeur s’appelle Alstom. Ce dispositif de sécurité peut être fabriqué par d’autres constructeurs." Mais de fait, ce n’est pas le cas. La production de ces boîtiers nécessiterait de remettre en place des procédés complexes. Les acteurs du ferroviaire devront donc continuer de les louer à SNCF Voyageurs jusqu’en juin 2024, date à laquelle Alstom devrait relancer la fabrication de ses boîtiers.

Trouver des trains : autre casse-tête

Si le démarrage de Trenitalia a connu ces difficultés, elles restent cependant mineures, car il s’agit d’un opérateur historique disposant déjà des trains nécessaires. Les nouveaux acteurs qui partent de zéro n’ont pas cette chance. Pour eux, la route est longue. Il faut commencer par trouver du matériel roulant. Or, en France, la location de trains de voyageurs n’existe pas. Le ministère des Transports commence tout juste à évoquer la possibilité d’accompagner la création d’une "Rolling stock company”, une société disposant de flottes disponibles à la location. Mais pour l’heure, rien n’est fait.

Reste donc l’achat de matériel neuf ou d’occasion. Mais du côté du neuf, ça peut être très cher. "Une rame de TGV neuve coûte au minimum 30 millions d’euros avant équipement”, précise Arnaud Aymé, spécialiste des transports chez SIA Partners. Pour se constituer une flotte, il faut donc un budget conséquent, et le nombre de constructeurs est limité. En France, 97% des trains sont fabriqués par Alstom Bombardier. Un autre constructeur a bien investi le marché français : le basque CAF (Construcciones y Auxiliar de Ferrocarriles). Mais tous deux ont des carnets de commandes déjà pleins pour les années à venir. Les nouveaux acteurs doivent donc se tourner vers des constructeurs étrangers. La compagnie Le Train, qui projette d’ouvrir 50 liaisons rapides dans l’Ouest de la France pour relier les grandes villes comme Nantes, Bordeaux ou La Rochelle, a choisi l’espagnol Talgo. Dix rames ont été commandées, mais les délais sont longs. Elles ne devraient pas être livrées avant 2026.

Des rames d’occasion introuvables

Du côté de l’occasion, les solutions aussi sont rares. SNCF Voyageurs, seul opérateur à disposer de matériel homologué pour la France, ne revend pas de matériel usagé. Selon son PDG Christophe Fanichet, "entre 2019 et 2022, le trafic ferroviaire a augmenté de 10%. Tous nos trains sont utilisés. Je n’ai donc pas une seule rame au garage. Je dirais même qu’il me manque des rames”. Cette affirmation surprend certains experts, dans la mesure où en France, une rame de train roule en moyenne 100 000 km par an, quand elle en parcourt 200 000 dans le même temps en Allemagne. Patricia Perennes, économiste pour le cabinet Trans-Missions, se demande d’ailleurs pourquoi certaines rames TGV ont été "détruites". "La société Le Train aurait bien acheté des rames d’occasion. Sauf qu’il n’y en a pas. Soit parce que la SNCF les utilise, soit parce qu’elle les casse."

Malgré une demande importante, la SNCF ne revend pas son matériel homologué pour la France, des rames de TGV ont même été "détruites". (NICOLAS DEWIT / RADIO FRANCE)

Certes, il existe des rames Corail disponibles, ces longs trains qui circulaient sur les lignes Intercités et qui sont aujourd’hui moins nombreux. Mais là encore, les postulants au réseau français se heurtent à un écueil : elles sont amiantées. Or, le règlement européen REACH ne permet pas à SNCF Voyageurs de revendre du matériel amianté. "Tant que le train est en circulation et qu’on ne touche pas à l’amiante, il n’y a pas de problème, souligne Patricia Perennes. Le problème, c’est quand on le démonte et qu’on intervient sur l’amiante. Ce règlement a donc des objectifs écologiques. Il a pour but de s’assurer que le matériel sera mis au rebut proprement." D’autres pays ont cependant trouvé un compromis, précise l’économiste : "La plupart des pays européens, dont l’Allemagne, a demandé une exemption de l’application de ce règlement. Le matériel d’occasion, même amianté, peut être revendu. Mais la France n’a pas fait cette demande.”

Les solutions pour trouver des rames sont donc réduites. La société coopérative Railcoop, qui souhaite relancer les lignes Bordeaux-Lyon et Lyon-Limoges en vitesse classique, a dû se rabattre sur des rames TER 72500 que lui cède la région Auvergne Rhône-Alpes. Mais là se pose un autre problème. Ces rames ont la réputation d’être sujettes à des pannes, raison pour laquelle la région souhaite s’en débarrasser.

Des créneaux difficiles à trouver

Une fois l’épreuve du matériel passée, les nouveaux acteurs doivent s’atteler à la réservation de créneaux de circulation. Un autre écueil qui demande une longue phase d’approche. Il faut s’adresser à SNCF Réseau, chargée de distribuer les "sillons”, ces créneaux de circulation qui permettent à chaque train de circuler sans risquer de conflit avec un autre train. Six millions de sillons sont attribués chaque année. Mais pour en obtenir, les nouveaux entrants doivent s’armer de patience. "Il faut des ressources humaines formées, compétentes, acheter des logiciels, assister à toutes les réunions de préparation pour connaître les travaux prévus sur le réseau, explique Olivier Salesse, économiste à l’Autorité de régulation des transports. On passe d’un monde où il y avait un seul opérateur à un monde avec plusieurs. Il faut un changement culturel important pour que SNCF Réseau ne soit plus dans son ancien dialogue bilatéral avec l’opérateur historique." La validation de sillons peut donc prendre entre deux et quatre ans, une demande devant être formulée deux années à l’avance.

Une redevance salée

Et une fois passé cet obstacle, un autre écueil survient. Les acteurs se voient notifier alors le prix d’une redevance appliquée par SNCF Réseau. "Elle sert à financer la gestion quotidienne du trafic et la modernisation du réseau, explique Isabelle Delon, directrice générale adjointe clients et services chez SNCF Réseau. Un Paris-Lille en heure de pointe est facturé à l’opérateur voyageur 5 700 euros." Un tarif parmi les plus élevés d’Europe. "Selon l’IRG Rail, l’association des régulateurs européens, les péages français sont dans le trio de tête, constate Patricia Perennes. Pour entretenir le réseau, il faut gagner de l’argent. Or cet argent, il provient soit des péages, soit de subventions de l’État. La France mettant deux fois moins d’argent dans son réseau que l’Allemagne, il faut donc des redevances élevées." Le coût de cette redevance peut représenter jusqu’à 40% du prix d’un billet de train. Son impact est donc important pour les nouveaux acteurs.

À tous ces freins s’en ajoutent d’autres, comme la vente des tickets. Sur sa plateforme, SNCF Connect ne vend en effet que ses propres billets. Ceux de la concurrence restent invisibles. L’accès aux ateliers de maintenance des trains en France qui appartiennent à SNCF Voyageurs constitue également une difficulté.

Des dividendes importants

Dans ce paysage en pleine mutation, l’emprise monopolistique de l’opérateur historique se fait donc encore sentir. D’autant plus que les liens structurels, privilégiés, existant entre SNCF Voyageurs et SNCF Réseau, deux entités dépendant de la holding SNCF (détenue à 100% par l’État), sont en soi un frein possible au développement de la concurrence. "Un dispositif législatif a prévu que SNCF Voyageurs verse des dividendes à la société mère qui reverse une partie de cet argent à SNCF Réseau, souligne Patrick Vieu, vice-président de l’ART. L’intérêt de SNCF Réseau peut donc être que SNCF Voyageurs gagne suffisamment d’argent pour que des dividendes lui soient reversés. Il faudra voir si c’est de nature ou pas à défavoriser les concurrents." Les sommes en jeu sont colossales. Pour 2024, le montant des dividendes reversés par SNCF Voyageurs à SNCF Réseau pourrait s’élever à 925 millions d’euros, selon des projections transmises aux sénateurs Hervé Maurey et Stéphane Sautarel, auteurs du rapport Situation de la SNCF et ses perspectives, publié en mars 2022.

Les nouveaux arrivants seront ensuite confrontés à une ultime difficulté : un réseau vieillissant et parfois obsolète. Chaque année, selon le rapport du Sénat précité, les investissements de régénération oscillent entre 2,6 et 2,8 milliards d’euros. Un autre rapport de la Cour des comptes de 2018 préconisait d’injecter au moins 3,5 milliards d’euros d’investissements annuels pour la régénération du réseau. Le gouvernement a bien annoncé un plan de 100 milliards d’euros à l’horizon 2040, mais il est encore très imprécis. Selon Michel Quidort, le président de la fédération européenne des voyageurs, "ce plan n’est pas de 100 milliards, mais de 25, éventuellement apportés par l’État. Les 75 restants viendront des collectivités locales, des régions à qui l’on demande déjà beaucoup, et de la Commission européenne… Il faut maintenant voir quels sont concrètement les engagements financiers de l’État, et le calendrier." Le défi est immense. Les rails en France ont un âge moyen de 28 ans, contre 17 en Allemagne. Et de leur état dépend le service qui sera offert à des voyageurs toujours plus nombreux.


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