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Reportage Grève contre la réforme des retraites : à Boulogne-sur-Mer, "on a l'impression que Paris nous méprise"

Article rédigé par Raphaël Godet
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Le cortège contre la réforme des retraites, le 7 février 2023, dans le centre-ville de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Quelque 5 000 personnes ont manifesté mardi dans les rues de la sous-préfecture du Pas-de-Calais. Parmi eux : Pietro, Willy, Nathalie... Tous exercent des "boulots éprouvants" et s'interrogent : "Pourquoi c'est toujours à nous qu'on demande des efforts ?"

Le monsieur "tracts" de la CGT est débordé de tous les côtés. Son stock se vide à vue d'œil, "peut-être même un peu trop vite", observe-t-il, obligé soudainement de jouer au vigile à l'arrière de la camionnette blanche. A Boulogne-sur-Mer, le syndicat a pourtant déjà repassé plusieurs fois commande à l'imprimeur depuis le début de la mobilisation contre la réforme des retraites. "3 000 tracts, c'est trois fois plus que d'habitude, et ce ne serait pas encore assez ?" Pas loin : mardi 7 février, avant midi, ils étaient encore près de 5 000 (2 600, selon la police) dans les rues de la sous-préfecture du Pas-de-Calais.

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C'est un peu moins que lors des deux premières manifestations (6 500, puis 8 000). "Ça reste énorme pour un jour de semaine, dans une ville comme la nôtre, de 42 000 habitants", recadre Elodie Lemaire, la responsable de la section locale. "D'habitude, une manif' ici, c'est 500, 1 000, allez 2 000 personnes. L'autre jour, on a carrément dû changer l'itinéraire en cours de route tellement il y avait de monde."

Le cortège contre la réforme des retraites, le 7 février 2023, dans le centre-ville de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Un policier se hisse discrètement sur un petit muret du quai Gambetta, en face du port, pour observer la foule. "Je vous jure les gars, je ne vois pas le bout", marmonne-t-il à ses collègues en uniforme. "C'est le 12 juillet 1998", plaisante un salarié de chez Findus, la quarantaine, en référence à la victoire de l'équipe de France de football à la Coupe du monde. Frédéric Perrot, de la CGT Cheminots, cherche un équivalent : "Peut-être les grèves de 1995 ?" A l'époque, il était déjà question des retraites.

Dans le cortège, il remarque "à chaque fois des nouvelles têtes" depuis trois semaines.

"Tout le monde se connaît ici, on sait qui manifeste, qui ne manifeste pas. Et là, ça va au-delà des gens qu'on voit habituellement, les sympathisants de gauche ou nous les syndicalistes."

Frédéric Perrot, syndicaliste à la CGT Cheminots

à franceinfo

D'ailleurs, ce mouvement, ce ne serait "pas une question de gauche ou de droite". Willy, doudoune bleu ciel sur le dos, fait partie des 8 289 électeurs boulonnais qui ont placé Marine Le Pen en tête du second tour lors de la dernière présidentielle en mai 2022. Il n'empêche que "j'ai ma place ici". "Je suis moi aussi un ouvrier, je suis moi aussi inquiet pour ma retraite. J'ai 33 ans, je gagne 1 700 euros par mois. Avec cette réforme, je vais moi aussi prendre deux ans de plus."

"Tous gagnants ? Mais de qui se foutent-ils ?"

Au milieu de la Grande-Rue, près du mur d'enceinte de la vieille ville, la sono crache Freed From Desire. Mais c'est Sébastien, enseignant dans un lycée de Boulogne-sur-Mer, qui fait sensation : "Ils veulent couler nos retraites", clame sa pancarte. Alors le quadra a enfilé une combinaison de plongée. Pendant ce temps, coincée entre une équipe de couvreurs, une délégation d'agents municipaux et des employés d'une enseigne d'assurance, Nathalie, 53 ans, "découvre un monde".

"Les syndicats, les manifs, je ne suis pas dans tout ça, raconte l'aide-soignante à l'hôpital de Boulogne-sur-Mer. Mais là, c'est trop grave. J'ai déjà eu une tendinopathie de l'épaule il y a quatre ans, je dois bientôt passer une IRM pour mon dos, et Macron voudrait que je travaille encore plus longtemps ? Je ne peux plus, je ne peux plus, je ne peux plus !" Alors elle a expliqué à ses patients pourquoi elle ne serait pas au travail "juste mardi", et elle a rejoint Sonia, Christèle, Séverine et les autres collègues en blouse blanche. "Tant pis s'il faut perdre 80 euros de salaire."

Sonia, Christèle et Séverine, aides-soignantes à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) dans la manifestation contre la réforme des retraites, le 7 février 2023. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Il fait 5°C, mais Pietro Mannarino, gaillard de 58 ans, retrousse les manches de sa polaire parce qu'il veut nous montrer ses bras. "Où j'ai mal ? Eh bien là, là, et là. Partout. Main gauche bousillée, épaules déglinguées, ostéoporose..." Des "souvenirs" de neuf années chez Continental Nutrition, un fabricant d'aliments pour animaux de compagnie, "à casser des blocs de viandes à la hache, dans le froid, en faisant les trois huit".

"Pourquoi je suis là ? Pour prévenir. Parce que je souhaite à personne de finir comme moi, à commencer par mes propres enfants."

Pietro Mannarino, ouvrier

à franceinfo

"Les fameuses premières lignes, les vraies, elles sont ici", résume Thierry Quétu, le secrétaire régional FSU dans les Hauts-de-France. "Le mouvement est certes porté par les syndicats, mais il vient de la population. Contrairement aux grandes métropoles, Boulogne ce n'est pas une ville de cadres. Les gens ont des boulots éprouvants, moins bien payés. Ils ont l'impression que Paris les méprise, ne les comprend pas."

Bien vu : Angèle a failli éteindre sa télé lundi devant les débats à l'Assemblée nationale. "Quelqu'un en costume-cravate [un député] a dit qu'on allait être tous gagnants avec la réforme. Tous gagnants ? Mais de qui se foutent-ils ? J'ai fait une simulation sur internet et j'ai bien vu ce qui m'attendait, fulmine la caissière dans un hypermarché de l'agglomération. Je n'attends rien de spécial. Mais j'ai la rage. Pourquoi c'est toujours à nous qu'on demande des efforts ? Pourquoi ?"

"Evidemment que je devrais être dans le cortège"

A l'angle de la rue de la Lampe, Daisy Ezeque, 36 ans, filme le cortège avec son téléphone. "Vous ne voulez pas venir avec nous plutôt ?" La mère de famille garde le silence, gênée. "Evidemment que je devrais être dans le cortège, confie celle qui fait des ménages chez des particuliers. Travailler plus longtemps, ça veut dire toujours plus de dépenses en essence, en frais. Mais je ne peux pas faire grève." Daisy gagne le smic et élève deux enfants en bas âge. "Une vie de plus en plus dure", à laquelle s'ajoute "cette histoire de retraite".

Daisy Ezeque observe le cortège contre la réforme des retraites dans le centre-ville de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), le 7 février 2023. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Une clameur se fait entendre au bout de la rue commerçante Adolphe-Thiers. C'est une voiture qui vient de klaxonner en soutien au cortège. Tout le monde a reconnu qui était au volant, "un gars qui travaille chez un sous-traitant du BTP" mais qui ne peut pas faire grève à cause des chantiers. L'intersyndicale du premier port de pêche de France a donc eu une idée : proposer une autre manifestation à la nuit tombée, devant la sous-préfecture, pour celles et ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se mobiliser en journée. Une "sorte de séance de rattrapage", résume Frédéric Perrot de la CGT.

Pour la première, mardi soir, ils étaient quelque chose comme 200. Boris Fleurquin, conducteur de ligne chez Copalis, a tenu à passer une tête avant de filer reprendre son poste à 22 heures. "C'est ma manière d'être dans le mouvement sans que ça morde dans mon salaire", confesse le père de famille de 32 ans. Valérie Lefebvre, de l'Ifremer, a aussi rejoint le groupe après sa journée de travail "pour marquer le coup".

Le cortège contre la réforme des retraites devant la sous-préfecture de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), le 7 février 2023, en fin de journée. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Une tête blonde se fait plus discrète au milieu. Elle ne veut pas donner son prénom, encore moins son nom et son âge. Elle travaille dans l'hôtellerie dans la région et son patron n'est "pas trop d'accord avec les grèves". Elle est là, "c'est ce qui compte", murmure-t-elle timidement. Mercredi, comme tous les matins de la semaine, elle sera au travail, à l'heure. Ni vu, ni connu.

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