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Réforme des retraites : la classe politique "suspendue" à la décision du Conseil constitutionnel, arbitre malgré lui de la crise

Article rédigé par Margaux Duguet - avec Lola Scandella
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Les membres du Conseil constitutionnel rendent leur décision sur la réforme des retraites, le vendredi 7 avril. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Les Sages rendent leur décision sur la réforme des retraites vendredi. La majorité comme l'opposition attendent beaucoup de cette institution pour sortir de la crise, avec le risque de politiser une décision qui fera forcément des déçus.

De mémoire de constitutionnalistes, mais aussi d'anciens Sages, la situation est inédite. Jamais une décision du Conseil constitutionnel n'avait suscité autant d'attente, de spéculations et d'attention médiatico-politique. Vendredi 14 avril, les neuf membres du Conseil constitutionnel, présidé par l'ancien Premier ministre socialiste Laurent Fabius, rendront leur décision sur la très controversée réforme des retraites, à l'origine d'une crise politique et sociale, en particulier depuis le déclenchement de l'article 49.3.

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Trois recours ont été déposés contre le texte par la Nupes, les sénateurs de gauche et le Rassemblement national, tandis que la Première ministre a elle-même saisi la juridiction. Dans l'intervalle, le camp présidentiel a appuyé sur le bouton pause. "En ce moment, tout est suspendu jusqu'au 14 avril", résume un ministre auprès de France Télévisions. "On a zéro déplacement de prévu", appuie un conseiller ministériel. 

"On a le sentiment que le Conseil constitutionnel a un peu les clés de la crise. Si jamais il valide le texte, il approfondit la crise et empêche une possible reprise du dialogue social. S'il l'invalide, il affaiblit l'exécutif au point que gouverner pourrait être impossible", décrypte Benjamin Morel, maîtres de conférences en droit public. Trois voies s'offrent aux Sages : la censure totale de la réforme, la censure partielle ou la validation du texte. "C'est comme toute décision de justice : elle conviendra à ceux à qui elle est favorable. Les autres la critiqueront", commente un ancien membre du Conseil. Quelle que soit la décision des Sages, elle aura forcément des conséquences majeures. 

"Le Conseil constitutionnel ne nous fait pas peur"

Pour la majorité, une censure totale "serait pire que tout". "On aurait fait une réforme contre tout le monde, mais qui, en plus, aurait été mal pensée juridiquement", s'inquiète un député influent. Pour autant, cette hypothèse semble totalement écartée par les macronistes. "Le Conseil constitutionnel ne nous fait pas peur, on n'est pas très inquiets", glisse un conseiller ministériel à France Télévisions. "Je n'ai pour ma part aucune appréhension. Je ne la perçois pas non plus au sein de la majorité", appuie Laurent Marcangeli, le patron des députés Horizons. Un sentiment partagé par le député macroniste de la Vienne Sacha Houlié. 

"Il n'y a pas de raison de craindre l'analyse du Conseil constitutionnel qui jugera en droit et non en opportunité."

Sacha Houlié, président Renaissance de la Commission des Lois

à franceinfo

Au contraire, la validation du texte est très attendue par l'exécutif qui espère une sortie de crise grâce aux Sages. "Quand le Conseil constitutionnel aura rendu sa décision, la CFDT s'y pliera et changera de mode d'action par rapport aux manifestations", veut croire un poids lourd de la majorité auprès de France Télévisions. 

De l'espoir dans l'opposition

Dans le camp d'en face, au contraire, la censure totale du texte est jugée crédible. "Je pense que l'on peut avoir de bonnes surprises", livre le député La France insoumise (LFI) de Seine-Saint-Denis Alexis Corbière. "Je suis raisonnablement optimiste", abonde Arthur Delaporte, député socialiste du Calvados. Eric Coquerel, le président LFI de la Commission des Finances, se dit lui aussi "optimiste", "si le Conseil constitutionnel décide en fonction de la Constitution".

Pour soutenir cette invalidation totale du texte, les opposants à la réforme des retraites mettent en avant plusieurs arguments : le choix du véhicule législatif, un projet de loi de finances rectificatif de la Sécurité sociale, qui ne serait pas adapté à une réforme d'ampleur comme celle des retraites, et qui, couplé avec l'article 47.1 de la Constitution, a contraint dans le temps les débats au Parlement. Ils ciblent aussi le recours par l'exécutif à plusieurs articles constitutionnels pour contraindre cet examen parlementaire, et remettent également en cause la sincérité et la clarté des débats, qui auraient été malmenés par le gouvernement sur plusieurs points importants, comme avec l'imbroglio autour de la revalorisation de toutes les petites pensions à 1 200 euros

"On attend le Grand Soir des Sages, mais je suis très sceptique"

Les constitutionnalistes sont cependant très dubitatifs sur une censure totale du texte. Depuis la création du Conseil constitutionnel en 1958, les Sages ont censuré totalement 17 lois, mais ces invalidations "ne portaient pas sur des questions aussi emblématiques qu'aujourd'hui", analyse la constitutionnaliste Lauréline Fontaine.

"Le Conseil constitutionnel n'a jamais censuré en totalité une grande réforme sociétale ou sociale, cela n'est jamais arrivé."

Lauréline Fontaine, professeure de droit public et constitutionnel à l'Université Paris 3

à franceinfo

"Il y a une forme d'attente vis-à-vis du Conseil constitutionnel qui est excessive, on attend le Grand Soir des Sages, mais je suis très sceptique sur la décision à venir", renchérit Thibaud Mulier, maître de conférences en droit public à l'université Paris Nanterre. Pour ces spécialistes, la censure partielle du texte est l'hypothèse jugée la plus probable. Le Conseil validerait la loi, mais retoquerait les "cavaliers législatifs", c'est-à-dire les dispositifs qui n'ont pas vocation à être intégrés à une loi de finances, comme l'index senior ou le "CDI seniors".

Un scénario plausible, selon le député Renaissance des Français de l'étranger Marc Ferracci, très proche d'Emmanuel Macron. "Il paraîtrait étonnant que la loi entière soit remise en question sur la base du véhicule législatif ou sur la sincérité des débats, affirme-t-il. Tous les articles utilisés sont dans la Constitution ou les règlements intérieurs du Parlement et les informations ont bien été données aux parlementaires – certes de manière séquentielle, mais elles ont été données. En revanche, il est effectivement possible que les cavaliers sociaux soient censurés." Etonnamment, Sandrine Rousseau (EELV) n'est pas loin de partager cette analyse, la mort dans l'âme. "On sait qu'ils censureront l'index senior. Mais au-delà, je n'ai strictement aucun espoir", livre la députée écologiste. La raison ? "La composition du Conseil constitutionnel ne me semble pas propice à cela." 

Laurent Fabius au centre du jeu ?

Revoilà donc posée sur la table la question de la politisation du Conseil constitutionnel. "Tous ses membres sont d'une manière ou d'une autre liées à l'exercice du pouvoir politique. Actuellement, c'est le cas des neuf membres de l'institution", qui sont nommés pour neuf ans non renouvelables par le président de la République et les présidents des deux Assemblées, relève Lauréline Fontaine.

Jacques Mézard et Jacqueline Gourault, anciens ministres macronistes, ont été nommés par Emmanuel Macron. Véronique Malbec, ex-directrice de cabinet du garde des Sceaux Eric Dupont-Moretti, a, elle aussi, été choisie par le chef de l'Etat. On trouve également Alain Juppé, ancien Premier ministre de droite, nommé par Richard Ferrand, l'ancien président de l'Assemblée nationale. François Pillet, ex-sénateur Les Républicains, a lui été choisi par Gérard Larcher, le président LR du Sénat, qui a par ailleurs nommé son ancien directeur de cabinet, François Seners et le juriste Michel Pinault. Corinne Luquiens, ex-secrétaire générale de l'Assemblée nationale, a de son côté fait son entrée au Conseil constitutionnel en 2016 grâce au président PS du Palais-Bourbon de l'époque, Claude Bartolone. Et enfin donc, Laurent Fabius, ex-Premier ministre socialiste nommé par François Hollande, et président du Conseil. C'est le seul profil qui fasse un peu tiquer en macronie. 

"Je me méfie de Fabius, qui pourrait être tenté d'apparaître comme celui qui a empêché la réforme des retraites... Mais je peux me tromper."

Un parlementaire de la majorité

à franceinfo

"Comme beaucoup, je me dis que Laurent Fabius peut terminer sa carrière en beauté", espère Alexis Corbière. Certes, les relations entre le président du Conseil constitutionnel et le chef de l'Etat, qui ont appartenu au même gouvernement dirigé par Manuel Valls, sont notoirement mauvaises. Mais une grande partie de l'opposition ne croit cependant pas à ce seul argument. Carole Delga, la patronne PS de la région Occitanie, assure ainsi ne "pas douter que Laurent Fabius s'en tiendra à sa fonction, sans tenir compte de ses sentiments". Le poids de la voix de l'ancien chef de gouvernement au sein de l'institution est quoi qu'il arrive à nuancer, car le vote du président du Conseil constitutionnel n'est prépondérant qu'en cas de partage des voix de ses membres. 

L'influence du passé politique des membres du Conseil constitutionnel serait en outre largement à relativiser, selon un ancien Sage. "La délibération collective limite les influences politiques. Il peut y avoir des arrière-pensées politiques, mais il faut trouver des arguments juridiques", livre-t-il. Reste que les commentaires politiques ne manqueront pas d'affluer dès l'annonce de la décision connue. "C'est regrettable d'attendre du Conseil constitutionnel qu'il règle un problème politique", déplore par avance le constitutionnaliste Thibaud Mulier. "Le problème initial, ce sont des choix politiques, comme le 47.1, le 49.3 ou même l'obstruction parlementaire. On attend beaucoup d'une institution sur laquelle pèsent des soupçons d'impartialité." Quelle que soit la décision des Sages, une nouvelle page de la crise des retraites s'ouvrira vendredi soir. 

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