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Réforme des retraites : il y a un "déni de démocratie parlementaire", estime le constitutionnaliste Dominique Rousseau

Pour ce professeur de droit constitutionnel, si le gouvernement veut éviter "les débordements, les violences", il faut "soit faire un référendum, soit dissoudre" l'Assemblée nationale.
Article rédigé par franceinfo, Aurélien Accart
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Elisabeth Borne, la Première ministre, à l'Assemblée nationale, jeudi 16 mars 2023. (ALAIN JOCARD / AFP)

Le recours à l'article 49.3 de la Constitution pour faire passer la réforme des retraites à l'Assemblée n'est pas "un échec", a défendu vendredi 17 mars, le ministre du Travail Olivier Dussopt alors que l'opposition et l'intersyndicale ont dénoncé un "déni de démocratie". "Il y aura bien un vote", a assuré de son côté Elisabeth Borne rappelant qu'elle engage ainsi la responsabilité du gouvernement. Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à Paris I Panthéon Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature, estime lui que l'exécutif est au cœur d'une "crise constitutionnelle" dont il ne pourra se sortir que par un référendum ou une dissolution.

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franceinfo : L'exécutif estime qu'il n'y a pas de différence entre le 49.3 et un vote sur le fond de la réforme dans l'hémicycle. Selon vous, il n'y a pas de différence ?

Dominique Rousseau : Si, il y a une énorme différence puisque s'il y a un vote, ce ne sera pas sur le texte, mais sur la motion de censure. C'est tout le jeu de l'utilisation de l'article 49.3. Utiliser l'article 49.3, c'est déplacer le débat. Le débat n'est plus pour ou contre le texte, le débat est pour ou contre le gouvernement ? Donc oui, il y aura un vote, mais pas sur la loi sur les retraites. Il y aura un vote sur pour ou contre le maintien en place du gouvernement.

Est-ce qu'on reste avec cet artifice-là dans l'esprit de la Constitution de la Ve République?

Non. L'article 49.3 a été inventé par les Premiers ministres de la IVe République qui en avaient marre d'être renversés tous les six mois et qui ont donc demandé à ce que soit introduit un article "rationalisant" le régime parlementaire, comme on disait à l'époque.

"Cet article 49.3 a été pensé lorsqu'il y avait une absence de majorité. Or, là, il y avait une majorité puisqu'il y avait une alliance entre Renaissance et les Républicains. Une majorité peut être incertaine, mais une majorité. L'article 49.3 a été utilisé pour d'autres fins que celles pour lesquelles il avait été pensé. "

Dominique Rousseau

à franceinfo

Quand on déclenche l'arme nucléaire, les autres répliquent. Et il n'y a pas que la motion de censure. Il y a encore des institutions qui permettent de bloquer – pour ceux qui veulent bloquer la loi sur les retraites. Vous avez la saisine du Conseil constitutionnel et il y a de forts risques d'inconstitutionnalité de cette loi. Non pas tellement au fond, mais sur la forme : l'article 47 [qui permet de limiter la durée des débats au Parlement]. Le Conseil constitutionnel parle de principe de "clarté et de sincérité" des débats parlementaires. Il n'y a pas eu de clarté et de sincérité des débats. Les amendements ont été repoussés, l'article 38 du règlement du Sénat [pour accélérer les débats] a été utilisé au Sénat, le vote bloqué par l'article 44.3 a été utilisé au Sénat. Autrement dit, il n'y a pas véritablement eu un débat clair et sincère. Or, c'est une exigence constitutionnelle.

Est ce qu'on peut parler tout de même de "déni démocratique", comme on l'entend dans la voix de l'opposition et de certains manifestants ?

Déni de la démocratie parlementaire, ça, c'est certain, puisque tout a été fait pour bloquer le débat parlementaire. A la fois de la part de la majorité et des oppositions qui ont déposé des amendements un peu parfois farfelus ou abracadabrantesques. 

On a compris, en première lecture à l'Assemblée, que l'opposition voulait jouer la montre pour permettre à la manifestation de prendre du terrain. Et la majorité, elle aussi, jouait la montre pour ne jamais arriver à cet article 7 et ce vote ou elle se savait un peu fragile. 

Je pense qu'il y a eu une majorité, on l'a bien vu avec la commission mixte paritaire. Il y a eu une alliance entre Renaissance et la droite républicaine qui se sont mis d'accord. Une majorité s'est construite sur ce texte, une majorité peut être fragile, mais une majorité. L'utilisation de l'article 49.3 montre une atteinte au débat parlementaire puisqu'on le stoppe. On ne vote pas sur le texte. Encore une fois, je crois qu'il faut être clair : l'article 49.3, c'est faire glisser le débat. On ne veut plus discuter de la loi sur les retraites.

Ce n'est pas du tout ce que dit Elisabeth Borne. Elle l'a redit plusieurs fois : "Il y aura un vote".

Qu'elle lise l'article 49.3. Il y aura un vote, elle a raison, mais pas sur le texte. Il y aura un vote sur la question : voulez-vous que le gouvernement dirigé par Elisabeth Borne continue ou pas ? Et pour les députés, c'est très important parce que vous avez des députés qui peuvent être contre le texte de loi, mais qui ne veulent pas que le gouvernement tombe. Je pense par exemple à certains députés Renaissance ou certains députés MoDem qui étaient contre le texte, mais qui ne sont peut-être pas pour faire tomber le gouvernement.

"L'enjeu va être important dans la mesure où il peut y avoir une coagulation des différentes oppositions avec, au total, à l'arrivée, une majorité."

Dominique Rousseau

à franceinfo

Ne votent que ceux qui sont pour la motion de censure. Ceux qui sont contre ou qui s'abstiennent sont dans le même camp. Ne vont se déplacer pour voter que ceux qui sont pour. Et il faudrait une majorité des membres présents à l'Assemblée, avec à la suite éventuellement la démission du gouvernement.

Est-ce qu'on est au début d'une crise constitutionnelle avec ce gouvernement qui dispose donc d'une majorité relative et qui a bien du mal à faire passer un de ses textes emblématiques ?

On est dedans. Il y a un événement qui est passé un peu sous silence vu l'importance de la loi sur les retraites, mais mercredi, un projet de loi du gouvernement, qui visait à fusionner deux autorités indépendantes sur les questions nucléaires, a été retoqué. Autrement dit, le gouvernement ne peut plus gouverner. Il n'a plus de majorité, même sur des textes autres que celui sur les retraites.

Et que dit la Constitution dans ces cas-là ? Il faut dissoudre, revenir aux urnes ? C'est dans ces cas-là que c'est prévu ?

Si on regarde l'histoire, sans faire de comparaison, par exemple en Mai-68, il y a eu cette rupture entre la société et les gouvernants. Le gouvernement n'avait pas été renversé, mais il y avait une rupture entre la société et les gouvernants. Qu'a fait le général de Gaulle, à la demande de Georges Pompidou ? Il a dissous.

"Je pense que si on veut éviter les débordements, les violences, etc., il faut à un moment donné soit faire un référendum, soit dissoudre."

Dominique Rousseau

à franceinfo

La Constitution a permis de surmonter la guerre d'Algérie, Mai-68, le départ du général de Gaulle, la cohabitation, la gauche au pouvoir, etc.

Elle est assez solide.

Disons qu'elle a les instruments pour affronter les crises. On est au milieu d'une crise. Il faut que je fasse attention, je suis constitutionnaliste, donc je pourrais avoir tendance à surévaluer l'importance des Constitutions, mais je crois qu'on est actuellement dans un décalage entre les idées du pays et les institutions. Tant que les idées du pays et les institutions sont raccord, ça fonctionne. Là, vous avez des idées du pays, c'est-à-dire des citoyens qui demandent à être associés à la fabrication de la loi. Et vous avez des institutions qui disent que non, la fabrication de la loi, c'est pour les élus. Donc il y a un décrochage entre les institutions et les idées du pays. 

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