: Vrai ou faux La "fraude sociale" représente-t-elle "jusqu'à 40 milliards d'euros" par an, comme l'affirme le camp d'Eric Zemmour ?
Le candidat d'extrême droite s'appuie sur des estimations non-officielles. Pour l'heure, il est impossible de chiffrer précisément le montant des fraudes aux prestations sociales, faute de données suffisantes fournies par les organismes sociaux.
C'est le nouvel axe de campagne d'Eric Zemmour. "Savez-vous que le montant des fraudes sociales est évalué jusqu'à 40 milliards d'euros par an ?", a lancé le candidat d'extrême droite à l'élection présidentielle, samedi 22 janvier, lors de son meeting à Cannes (Alpes-Maritimes).
Ce chiffrage a également été repris, jeudi 27 janvier sur franceinfo, par Guillaume Peltier, porte-parole de l'ancien polémiste. Face à ce qu'il qualifie de "gaspillage", l'ex-cadre des Républicains milite pour "la création d'une brigade nationale de lutte contre les fraudes" pour contrôler "tous les bénéficiaires de minimas sociaux". Mais le chiffre avancé par Eric Zemmour et ses soutiens est-il vrai ou "fake" ?
Une évaluation mais pas d'estimation précise
Interrogé sur cette estimation, Guillaume Peltier a notamment renvoyé vers "le rapport parlementaire de Pascal Brindeau". Une commission d'enquête de l'Assemblée nationale, dont ce député UDI du Loir-et-Cher a été rapporteur, a effectivement publié ses conclusions en septembre 2020. Ces travaux ont porté sur "la lutte contre les fraudes aux prestations sociales", qui regroupent notamment les allocations familiales, le revenu de solidarité active (RSA), les allocations vieillesse ou encore les aides au logement.
Or, le document de 215 pages ne comporte aucune estimation du montant global de ces fraudes. Et pour cause, "en l'absence d'évaluation régulièrement actualisée, il est difficile d'appréhender correctement l'ampleur" du phénomène, admet le rapport parlementaire. La commission d'enquête cite toutefois une étude de l'université anglaise de Portsmouth (PDF en anglais), datée de 2015 et réalisée à partir des données de sept pays, dont la France. "Il est clair que le taux de fraudes (et d'erreurs) dans n'importe quelle organisation devrait être d'au moins 3% (...) et possiblement plus de 10%", avancent les chercheurs britanniques.
En appliquant cette fourchette aux quelque 470 milliards d'euros de prestations sociales versées par la Sécurité sociale, le député Pascal Brindeau a estimé auprès de plusieurs médias, dont franceinfo, que la fraude non détectée pouvait être chiffrée "entre 14 et 45 milliards d'euros" par an. C'est précisément cet intervalle qui est repris par le camp d'Eric Zemmour. Sur le site présentant le programme du candidat, le graphique qui illustre sa proposition pour lutter "contre la fraude sociale" cite comme source : "Rapporteur Assemblée nationale, 2020". "Ce sont des sommes que l'on considère comme plausibles", expose auprès de franceinfo Pascal Brindeau, qui reconnaît toutefois qu'elles sont impossibles à "démontrer" formellement. C'est d'ailleurs pour cette raison que l'estimation ne figure pas dans le rapport, justifie le député centriste.
"A partir du moment où vous n'avez pas les moyens de vérifier ces chiffres, on ne pouvait pas les conserver en tant que tel dans le rapport."
Pascal Brindeau, député UDIà franceinfo
Contactés par franceinfo, les auteurs de l'étude britannique de 2015 rappellent que leurs travaux recouvrent à la fois des fraudes intentionnelles et des erreurs, qui sont parfois difficiles à dissocier. "Ces estimations doivent donc être considérées comme des moyennes larges", insiste Mark Button, professeur à l'université de Portsmouth.
De plus, les résultats de l'étude découlent certes d'une compilation d'informations de différents pays mais, dans le cas de la France, seules des données de 2004 de la Caisse nationale d'assurance-maladie (Cnam) sur les arrêts maladie ont été prises en compte, souligne son collègue Jim Gee.
Des extrapolations contestées
Mais le camp du candidat d'extrême droite ne s'appuie pas uniquement sur ces travaux. Au micro de franceinfo, Guillaume Peltier a également cité à deux reprises "Charles Prats, qui parle de 50 milliards d'euros" de fraudes aux prestations sociales chaque année. Eric Zemmour avait lui-même fait référence aux estimations controversées de ce magistrat, le 23 septembre, sur le plateau de BFMTV, lors d'un débat face à Jean-Luc Mélenchon. Charles Prats, membre de l'équipe de campagne de la candidate LR à la présidentielle Valérie Pécresse, a fait de la fraude sociale son cheval de bataille.
En 2018, il avait notamment évalué à 14 milliards d'euros par an les fraudes liées à l'immatriculation à la Sécurité sociale de personnes nées à l'étranger. Un calcul basé sur des extrapolations et contesté par la Direction de la Sécurité sociale (DSS), en charge du dossier. Charles Prats s'était appuyé sur un audit conduit en 2011 sur l'attribution d'un numéro d'identification aux personnes nées à l'étranger. Cet audit avait conclu à un "taux de faux documents" de 6,3% sur un échantillon aléatoire de dossiers. Ce taux avait été rapporté à la totalité des dossiers et à un montant moyen supposé des prestations demandées par numéro social pour en déduire une estimation globale de la fraude.
Or ce taux d'"anomalies" ne distinguait pas les documents peu lisibles ou non conformes des fraudes avérées, avait alors expliqué la DSS à franceinfo. Par ailleurs, un numéro de Sécurité sociale ne donne pas automatiquement accès à des remboursements de frais, avait-elle avancé. Selon le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, qui s'appuie sur un précédent travail mené par le Sénat en 2019 (en PDF), le préjudice s'élèverait en réalité "à près de 140 millions d'euros". Soit cent fois moins que le montant avancé par Charles Prats.
La Cour des comptes ne tranche pas
Contacté par franceinfo, le magistrat maintient que le "niveau" global de la fraude aux prestations sociales est de 50 milliards d'euros par an. Il ajoute cependant qu'il préfère "parler d'enjeu" plutôt que d'estimation, faute de statistiques précises en la matière.
Face à cette déferlante de chiffres, la Cour des comptes a tenté de trancher le débat, sans succès, "les données disponibles ne permettant pas de parvenir à un chiffrage suffisamment fiable", déplore l'instance dans un rapport (en PDF), publié en septembre 2020. Le texte ne "présente donc pas d'estimation globale du montant de la fraude aux prestations [sociales]".
Les Sages, chargés de contrôler les comptes publics, ont toutefois pu établir le montant de la fraude effectivement détectée. En 2019, un milliard de "préjudices subis et évités" ont été repérés par les principaux organismes sociaux. Dans le détail, pour la branche famille, ce sont principalement le RSA, la prime d'activité et les aides au logement qui font l'objet de fraudes. Les reprises d'activité non déclarées à Pôle emploi et les fraudes liées au minimum vieillesse pour la branche vieillesse sont également citées dans le rapport.
Impossible "d'apprécier l'impact réel"
Pour le reste, la plupart des organismes sociaux n'estiment pas le montant total des fraudes, détectées ou non, regrette la Cour des comptes. Seule la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) l'a évalué à 2,3 milliards d'euros en 2018, soit 3,2% du montant des prestations versées. "Cette fraude se concentre sur le RSA, la prime d'activité et les aides au logement, les prestations familiales étant moins touchées", écrit la Cour des comptes.
La branche maladie (Cnam) et la branche vieillesse (Cnav), quant à elles, n'avaient alors pas réalisé de telles estimations. De son côté, Pôle emploi a procédé en 2015 à une évaluation de la fraude sur un champ partiel, mais ne l'avait pas reconduite au moment de la rédaction du rapport. Cette absence de données solides conduit donc à l'impossibilité "d'apprécier l'impact réel" des contrôles menés par les organismes sociaux.
"L'absence d’estimation du montant de la fraude pour la plupart des prestations prive l'action des pouvoirs publics et des organismes sociaux d'un indispensable instrument d'orientation des actions à mener pour mieux la prévenir, la détecter et la sanctionner."
La Cour des comptesdans un rapport de septembre 2020
En conclusion de son rapport, la Cour des comptes a formulé une série de recommandations visant à mieux "mesurer l'ampleur" du phénomène et à en "tarir les possibilités". L'une d'elles vise à "estimer le montant de la fraude aux prestations, non seulement pour la branche famille, mais aussi pour l'Assurance-maladie, la branche vieillesse et Pôle emploi".
Des estimations attendues dans les prochains mois
Depuis la publication du rapport de la Cour des comptes, les différents organismes assurent se mobiliser pour se plier aux recommandations de l'instance. La Cnam déclare auprès de franceinfo que des "travaux sont en cours de finalisation", mais que la date de leur publication "n'est pas arrêtée précisément".
Egalement sollicitée, la Cnav affirme avoir testé l'année dernière "une nouvelle méthode d'évaluation de la fraude". "Ces opérations se trouvent à l'heure actuelle dans la dernière phase de vérification" et "une première évaluation" est attendue "à la fin du premier trimestre 2022". Enfin, du côté de Pôle emploi, où des "travaux sur l'estimation de la fraude sont en cours", des résultats doivent être connus "d'ici quelques mois".
Quant à Eric Zemmour, il a nuancé sa position mardi sur la chaîne Twitch de France Télévisions. "Certains disent 15 milliards, d'autres disent entre 15 et 45 (...) d'autres disent 50", a-t-il énuméré. "C'est compliqué d'évaluer la fraude sociale", a finalement admis le candidat.
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