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Enquête Aides sociales : ces milliards d’euros que les Français ne réclament pas

Près de 30% des personnes pouvant prétendre à toucher une aide sociale ne la perçoivent pas, souvent à cause de la complexité des démarches. L’économie pour les caisses de l’État est évaluée à plusieurs milliards d’euros.

Article rédigé par franceinfo - Marjolaine Koch, cellule investigation de Radio France
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12min
Plusieurs milliards d’euros d’aides sociales restent non réclamés chaque année, souvent à cause de la complexité des démarches. (BOONCHAI WEDMAKAWAND / GETTY IMAGES)

Tout citoyen s’est trouvé confronté, un jour, à l’enrayement de la machine administrative. Aux documents à fournir deux fois, à un courrier de refus obscur ou à la réclamation d’un trop-perçu. Que l’organisme soit Pôle emploi, la Maison départementale pour les personnes handicapées (MDPH) ou la Caisse d’allocations familiales (CAF), les déboires des uns et des autres se ressemblent.

Caroline Boudet par exemple, mère de Louise, 7 ans, atteinte de trisomie 21, consacre une partie de son temps à remplir plusieurs dossiers de 20 pages pour accéder à des heures d’assistance à l’école ou pour disposer d’une aide financière complémentaire pour les séances de psychomotricité. "Lorsqu’il s’agit de demander une aide pour son enfant concernant la rentrée suivante, on doit s’y prendre un an à l’avance, étant donné les délais d’instruction", explique-t-elle. Mais parfois, malgré la détermination et l’anticipation, c’est l’impasse. Ainsi, la famille a essuyé un refus inexpliqué. "Nous sommes allés deux fois jusqu’au tribunal administratif pour faire reconnaître notre droit à bénéficier d’une allocation complémentaire, raconte Caroline Boudet. Je comprends qu’il y ait tant de gens qui renoncent face à la lourdeur de tout cela."

De son côté, Sabrina, en reconversion pour devenir ingénieure en informatique, attend avec impatience le moment où elle pourra se passer de Pôle emploi. En juin 2022, le Covid-19 l’a contrainte à s’arrêter une semaine, ce qui a perturbé le versement de ses allocations. Pôle emploi lui a alors versé une partie de ses indemnités, qui devaient être complétées par l’Assurance maladie. Mais un mois plus tard, un courrier l’avertit qu’elle a touché 115 euros de trop-perçu qu’elle doit rembourser. "J’ai fait les démarches pour demander une annulation de la dette, mais personne ne m’a répondu, déplore-t-elle. Comme l’échéance de remboursement arrivait, j’ai contacté ma conseillère Pôle emploi via la messagerie pour savoir quoi faire, car je suis incapable de rembourser cette somme. Mais elle clôturait systématiquement la conversation sans m’apporter de réponse." Autant de procédures fastidieuses et décourageantes.

Le numérique : une fausse bonne solution ?

Pour certaines populations fragiles, la tâche est devenue insurmontable depuis que l’administration est passée au tout numérique. "Les pouvoirs publics ont mis en place des actions pour simplifier les démarches et les rendre accessibles au plus grand nombre, explique Clara Deville, sociologue à l'Inrae. Le premier mouvement de simplification, en 2009, a consisté à réunir le RMI et l'Allocation parent isolé pour créer le revenu de solidarité active (RSA), et réduire le nombre de dossiers à remplir. Puis le second mouvement a consisté à passer au numérique." Sur le papier, cette évolution est une avancée. Elle permet à bon nombre d’usagers de procéder à des démarches à domicile et à l’heure qui les arrange. "Mais ce mouvement s’est accompagné de deux phénomènes, précise la sociologue. D’une part, il est devenu impossible de venir faire la queue au guichet pour régler un problème. Il faut maintenant prendre rendez-vous. Et d’autre part, on assiste à un mouvement de fermeture des agences en milieu rural, qui sont désormais toutes situées dans des pôles urbains." Autrement dit, l’accès physique à des agents est devenu plus compliqué, alors qu’il reste nécessaire pour une partie des allocataires. Ceux qui aujourd’hui doivent accomplir une partie des tâches qui incombaient hier aux agents (simulation de leurs droits, préparation des documents, identifier les bons chiffres à mentionner sur une feuille de paie…), risquent de commettre des erreurs qui retardent la prise en compte de leur dossier. Ils se tournent donc vers les associations pour les aider lorsqu’ils ne craquent pas et abandonnent l’idée de percevoir une partie de leurs droits. Selon un récent rapport de la Défenseure des droits, la numérisation a complexifié les démarches pour 13 millions d’usagers.

L’entrée d’une caisse d’allocation familiale déserte. Photo d'illustration. (ARNAUD LE VU / HANS LUCAS / VIA  AFP)

Les pouvoirs publics ont bien tenté de rectifier le tir. Des agences France Service ont été créées dans les zones où plus aucun service public n’était accessible. À ce jour, on en compte 2 379. La promesse faite grâce à ce maillage, c’est de disposer d’une agence à "moins de 30 minutes de chez soi". Seulement, c’est aux collectivités de les créer et toutes n'en ont pas les moyens. Par ailleurs, les agents présents dans ces structures n’ont pas les compétences requises pour aider les usagers à comprendre quels sont leurs droits. Leur tâche se limite à les accompagner sur le plan technique. Pour Daniel Agacinski, délégué général à la médiation auprès de la Défenseure des droits, "c'est pourtant à l'administration de s'adapter, d'organiser sa propre accessibilité universelle, y compris à des personnes qui ne sont pas autonomes et ne le seront pas plus demain avec le numérique".

Un taux de non-recours qui continue d’augmenter

Malgré dix ans d’actions pour réduire le taux de non-recours, celui-ci n’a pas baissé. Au contraire, estime Daniel Verger, responsable études et recherche au Secours Catholique, qui a publié un rapport en 2021 avec l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) : "Nous constatons une hausse sur les dernières années pour le RSA et les allocations familiales. Ce qui est assez paradoxal par rapport à la prise de conscience plus forte et que l'on voit au niveau du gouvernement." Pour faire enfin baisser ce taux, l’idée d’une automatisation des versements revient régulièrement sur la table. Candidat en 2017, Emmanuel Macron évoquait déjà le sujet, avant d’en reparler en 2022. Et cette fois-ci, un programme semble bel et bien enclenché. Mais il ne s’agira pas d’une automatisation à proprement parler. "Dans tous les cas, il restera une démarche active à accomplir de la part de l’usager, explique la sociologue Clara Deville. Il ne verra jamais un RSA tomber directement sur son compte sans en avoir fait la demande. Il y a cette idée-là, très ancrée, qu’il est nécessaire d’avoir une démarche active dans la demande d’une prestation sociale."

Malgré les efforts du gouvernement, le taux de non-recours aux aides sociales est en augmentation. Ici, des formulaires de demande de RSA et de prime pour l’emploi. (JEAN FRANCOIS FREY / L'ALSACE / MAXPPP)

On s’oriente donc vers la création d’une base de données unique sur laquelle les employeurs verseront les fiches de paie, et où l’allocataire viendra compléter les informations en ajoutant d’autres justificatifs demandés. Ce sera ensuite aux différents organismes de venir consulter cette base pour procéder au calcul d’une allocation. Mais le bénéficiaire devra toujours remplir un formulaire de demande pour enclencher cette aide. Avant d’être mise en place, cette solution devra toutefois franchir un certain nombre d’obstacles techniques et juridiques, estime Pierre Gravoin, co-auteur du rapport sur le non-recours : "Il faut d’abord disposer d’une interface claire entre les différentes administrations. Ensuite, les échanges posent des questions éthiques : les personnes concernées souhaitent-elles que leurs informations personnelles soient partagées ? Des questions juridiques aussi, car ce projet demande une massification des échanges de données. Enfin sur le plan technique, comment l’État met-il en place une interface permettant un échange massif et fluide de données personnelles des individus ?" Certes, le prélèvement à la source a bien fonctionné, mais une seule administration était en cause, alors qu’ici, c’est tout un maillage qu’il faudra mettre en place.

Des finances publiques qui ne suivent pas

Reste une question, et de taille : en réduisant le taux de non-recours, les finances publiques pourront-elles suivre ? Chaque année, la France consacre 33,5 % de son PIB aux prestations sociales. Cela représente par exemple, avant la crise sanitaire en 2019, un budget de 761,4 milliards d’euros selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Une somme qui prend en compte les dépenses de santé, de vieillesse et les allocations de soutien (RSA, chômage, famille, logement, pauvreté...). L’État pourrait-il suivre si le tiers de personnes qui ne font pas les démarches se mettaient à réclamer leurs allocations ? Rien que pour le RSA, il faudrait ajouter entre trois et cinq milliards d’euros par an, selon les estimations de la Drees et du Secours Catholique. Et ce seraient, toutes aides confondues, plusieurs dizaines de milliards d’euros supplémentaires qu’il faudrait budgéter. À titre de comparaison, la fraude sociale n’était estimée qu’à 2,3 milliards d’euros pour les trois allocations RSA, APL et prime d’activité en 2018, selon la Caisse nationale des allocations familiales.

Graphique extrait du rapport “Non-recours : une dette sociale qui nous oblige” publié en 2021. (ODENORE ET SECOURS CATHOLIQUE)
La question se pose d’autant plus qu’une habitude a été prise par Bercy. Chaque budget est construit non pas en estimant le nombre d’ayants-droits, mais le nombre d’usagers qui feront les démarches. Autrement dit, un taux de non-recours est pris en compte dans le calcul des budgets. Lors de la création de la prime d’activité, qui a été réclamée par peu de personnes dans son ancienne formule, Bercy avait tablé sur un taux de près de 50% pour la première année. "C’est assez connu, affirme la sociologue Clara Deville. Les enveloppes budgétaires pour le RSA ou pour les autres prestations sont prévues avec des hypothèses de simulation qui comprennent des taux de non-recours." Si ce taux devait baisser, Bercy devrait donc envisager des hypothèses plus hautes pour ses budgets.

Enfin, réduire ce non-recours pose une dernière question : qui va payer ces hausses ? Car une partie des prestations est directement réglée par les départements, notamment les allocations handicap et le RSA. En 2009, lorsque l’État a décentralisé le paiement du RSA, il a assuré les Conseils départementaux qu’une compensation leur serait versée, pour éviter de grever leurs budgets. La première année, 90,4% des dépenses liées au revenu de solidarité active ont bien été remboursées par l’État. Mais en 2015, ce taux est passé à 61,3%, et il est tombé à 55% aujourd’hui, selon l’Observatoire national de l’action sociale. Pour son président Jean-Louis Sanchez, le risque de voir des Conseils départementaux ne plus arriver à suivre est réel. "Si un tiers supplémentaire des bénéficiaires potentiels obtenait demain le RSA, cela voudrait dire que les départements devraient financer un milliard et demi de dépenses en plus. C’est une somme considérable qui frapperait lourdement les départements les plus fragiles, précise-t-il. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas imaginer un seul instant une généralisation du versement automatique des allocations RSA sans que soient rediscutés les modes de financement." C’est toute la difficulté de l’exercice : d’un côté, la volonté d’améliorer les choses est affichée, mais de l’autre, personne ne semble prêt à en assumer les conséquences.

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