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Le blocage des pubs par Free, révélateur de la toute-puissance des FAI ?

Le blocage par défaut de la publicité en ligne opéré par Free met à mal un principe fondateur d'internet : la "neutralité du net".

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le patron de Free, Xavier Niel, présente l'offre Free Mobile, le 10 janvier 2012 à Paris. (THOMAS COEX / AFP)

"Ajout d’une option adblocker permettant de bloquer des publicités." C’est par ces quelques mots que Free a annoncé, en toute discrétion, sur son blog, la nouvelle fonctionnalité polémique apportée par la mise à jour de son dernier modèle de Freebox, jeudi 3 janvier. Le fournisseur d'accès à internet (FAI) bloque ainsi les publicités sur les sites visités par ses abonnés. La mesure devrait toutefois être stoppée "dans les jours qui viennent", selon une source proche du dossier interrogée samedi par l'AFP.

L’initiative, radicale, fait débat, en particulier parce qu’elle met à mal un principe fondateur d'internet : la "neutralité du net". La Quadrature du Net, qui se présente comme organisation de défense des droits et libertés des citoyens sur internet, en apporte la définition. Ce principe "permet à tous les utilisateurs, quelles que soient leurs ressources, d'accéder au même réseau dans son entier". Dans ce dernier cas, c'est pourtant le FAI qui prend une initiative, et non l'internaute. Le geste de Free prouve en la matière la toute-puissance des fournisseurs d'accès à internet.

Les libertés fondamentales malmenées

Pour Numerama, cette initiative de Free est un réel danger pour la démocratie : “Free crée en effet un dangereux précédent en activant par défaut une option de filtrage sans même informer l'abonné de l'activation de cette option, et sans que l'internaute sache qu'un contenu a été modifié sur la page qu'il visite.”

Le site spécialisé pointe également “l'absence totale de transparence”. Un internaute ne peut que désactiver le blocage de la publicité (le site Freenews donne la marche à suivre). Il n'a pas la possibilité de "consulter la liste des critères de filtrage ou de les modifier". En outre, selon Reuters, le ministère de l'Economie numérique n'évalue qu'à 5% maximum le pourcentage d'abonnés à Free susceptibles de faire cette démarche volontaire.

Dans un exercice de politique-fiction, Numerama imagine les dérives possibles. S'il peut filtrer la publicité, Free peut aussi dans un futur proche décider de bloquer l'accès aux sites terroristes ou pornographiques. Le blogueur Fabrice Epelboin, repris par Le Nouvel Observateur, s'inquiète : "On a habitué les internautes à la surveillance avec Hadopi, on les habitue au filtrage avec Free… What's next [Et après] ?"

La libre concurrence entravée

Free précise que sa nouvelle fonctionnalité est une version "bêta", ce qui signifie qu'elle n’est encore qu’en testsur la Freebox Révolution. Mais si l'opérateur installe durablement une version efficace, beaucoup redoutent un scénario catastrophe. Pourquoi continuer à faire de la publicité pour un produit, si l'annonce n'est plus visible pour l'internaute ? Leurs pubs bloquées, les régies publicitaires, les agences de pub et leurs prestataires techniques perdraient leurs débouchés, fait remarquer Eric Barby, avocat spécialiste du droit du numérique, sur Le PlusLes Echos évoquent "une arme de destruction massive" pour le secteur. Et Philippe Besnard, directeur général de Specific Media, qui fournit des services aux annonceurs, s'en alarme.

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Le blocage de la publicité ferait encore d'autres victimes : les sites gratuits, notamment d'information, pour lesquels la publicité est une source de revenus. Verdict, pour Freenews : Free "met en danger les sites français". Certains imaginent donc déjà une éventuelle riposte judiciaire. 

Du point de vue du consommateur, "Free paraît difficilement attaquable sur le plan juridique", estime Emilie Sullo, avocate spécialisée en droit de l'internet interrogée par ZDnet, car l'opérateur "peut dire qu'il offre une possibilité, un service, qu'on peut désactiver". En revanche, du point de vue de l'entrepreneur, l'initiative de Free pourrait tomber sous le coup de la loi, souligne Le Nouvel Observateur. Le Code pénal interdit en effet toute entrave à une activité commerciale par une personne physique ou morale.  

Cédric Manara, professeur de droit à l’Edhec sollicité par PC INpact, note en outre que Free ne pratique pas un blocage systématique, mais un filtrage discriminatoire. "Les premiers tests semblent indiquer que les services de certains prestataires de publicité sont bloqués par Free mais pas d'autres. Cette discrimination par un FAI majeur peut être à certaines conditions considérée comme un abus de position dominante."

Selon ce spécialiste, les publicitaires pourraient aussi faire valoir leur droit à la libre expression : "Si la mesure de Free avait un effet significatif, elle reviendrait à affecter substantiellement la liberté de communication au public par voie électronique (…) et l'une des modalités d'exercice de la liberté d'expression." 

Les autorités pas très autoritaires

La ministre de l'Economie numérique a annoncé une rencontre avec Free pour rechercher une solution. Selon son entourage, la discussion doit avoir lieu lundi 7 janvier. Fleur Pellerin a dit souhaiter que la fonctionnalité de blocage de la publicité mise en place par Free soit une option, à activer volontairement, plutôt qu'installée par défaut. Toutefois, elle ne s’est pas apesantie sur la question de la neutralité du net.

"Free va devoir s'expliquer" (France 2 S. Brunn)

L'Arcep, l'autorité de régulation du secteur, fait preuve d'un peu plus de fermeté. Elle s'est dite "attentive aux conditions de mise en œuvre de ce dispositif et à la légalité de ce dernier". Le régulateur a affirmé dans un communiqué avoir envoyé un courrier à l'opérateur, "afin de l'interroger sur la finalité et les modalités détaillées du dispositif mis en place". Il ajoute que "la réponse de l'opérateur est attendue pour le milieu de la semaine prochaine."

Il n'est toujours pas pour autant question d'inscrire la neutralité du net dans la loi. L’Arcep a bien remis en septembre un rapport sur le sujet, renvoyant notamment aux dix propositions qu’elle avait formulées en 2010, mais elle n’y a pas suggéré expressément de légiférer. Et quand, le 12 septembre, la députée UMP Laure de La Raudière a publié une proposition de loi, comme le rappelle PC INpact, le ministère de l'Economie numérique a rétorqué six jours plus tard sur Ecrans qu'il n'y avait "pas d'urgence à légiférer. S'il y a des atteintes à la neutralité, l'Arcep peut être saisie."

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