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Pourquoi les Américains ne rient pas des mêmes choses que nous ?

De nombreuses rédactions ont choisi de flouter la couverture du nouveau "Charlie Hebdo" trop gênante outre-Atlantique. Explications. 

Article rédigé par Julie Rasplus
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Le "numéro des survivants" de Charlie Hebdo s'arrache chez un kiosquier de Valence (Drôme), le 16 janvier 2015.  (CHRISTOPHE ESTASSY / CITIZENSIDE.COM / AFP)

Mahomet et sa pancarte "Je suis Charlie" sur fond vert n'ont pas été vus de tous. De nombreuses rédactions américaines ont choisi de ne pas montrer la "une" du "numéro des survivants" de Charlie Hebdo, sorti le 14 janvier. Le New York Times ou encore la chaîne CNN ont préféré flouter ou faire disparaître le dessin pour éviter d'offenser une partie de leur lectorat. Trop compromettant. Cela n'a pas manqué de faire réagir en France, certains n'hésitant pas à moquer la frilosité des Américains, même dans leurs hommages aux victimes de Charlie.

Pourquoi les Américains hésitent-ils à dessiner ce qui pourrait fâcher ? Pour le philosophe Ruwen Ogien, cela tient d'abord à la différence entre liberté d'expression française et américaine. Dans une interview à francetv info, le directeur de recherches oppose ainsi "l'école française, qui interdit le négationnisme, le racisme, etc. et l'école américaine, qui a autorisé un défilé nazi dans une bourgade où habitaient des juifs rescapés de l'Holocauste, mais qui se montre plus prudente avec la pornographie ou la religion".

Les caricaturistes et journalistes américains le constatent au quotidien. "Le public américain a toujours toléré davantage la violence que le sexe ou la religion, ce qui, je crois, provient de notre tendance puritaine historique et de la glorification des armes à feu", analyse Ann Telnaes, dessinatrice de presse pour le Washington Post, interrogée par francetv info. "N'importe quel dessin sur l'avortement ou le contrôle des armes suscitera toujours de fortes réponses des lecteurs", poursuit-elle.

Une Amérique très respectueuse des religions

Rien d'étonnant pour Olivier Richomme, maître de conférence à l'université de Lyon 2. "On respecte beaucoup le fait religieux aux Etats-Unis, que ce soit la religion musulmane, chrétienne, bouddhiste. C'est dû au fait qu'on a donné beaucoup de pouvoir aux minorités politiques. Les minorités religieuses sont très importantes. La France, elle, a depuis longtemps fait la séparation entre l'Eglise et l'Etat, et cela s'est doublé d'un sentiment anticlérical", souligne ce spécialiste en civilisation américaine contacté par francetv info.

C'est loin d'être le cas aux Etats-Unis. "Nous n'avons pas cette tradition d'irrévérence envers les religions, décryptait Christiane Amanpour, journaliste star de CNN, le jour de la marche républicaine, selon M, le magazine du Monde. Je ne sais pas si les Etats-Unis pourraient un jour avoir un Charlie Hebdo ou même une télévision qui reproduirait ses dessins".

Dans Le Monde, Michael Cavna, auteur du blog Comic Riffs du Washington Post, dédié au dessin de presse, est catégorique : "La plupart des dessinateurs les plus en vue ne produiraient jamais" des dessins comme ceux publiés dans Charlie Hebdo. S'ils le faisaient, personne n'oserait les publier. Car "les éditeurs et rédacteurs répondent comme ils pensent que leurs lecteurs vont réagir", précise Ann Telnaes. Et la société américaine est telle que "personne ne l'achèterait", ajoute Olivier Richomme.

Un "gouffre culturel" entre les deux pays

L'hebdomadaire satirique est en effet bien trop athée pour les Etats-Unis, pays "extrêmement chrétien" qui ne peut concevoir qu'on puisse vivre sans croire. "L'athéisme est vraiment étranger à une grande partie du peuple américain, dans le sens où ils ne le comprennent pas", souligne Olivier Richomme. Se moquer de la croyance constitue donc une vraie provocation.

Ajoutez à cela la peur de déclencher un procès ou une controverse et vous obtenez des dessins très "politiquement corrects". Aux Etats-Unis, "même quand on essaie de s'amuser des religions, on respecte toujours la croyance", résume l'universitaire.

C'est ce que fait Ann Telnaes. La caricaturiste prend soin de ne jamais s'attaquer aux "croyances religieuses et personnelles aux gens". "C'est ma limite", explique-t-elle. Pour moquer la religion, la caricaturiste préfère "critiquer les dirigeants et les politiciens". Sur le blog Comics Riff (en anglais), son confrère Tom Richmond, président de la National Cartoonists Society, renchérit. "Je ne ridiculiserai pas la religion toute entière quand la cible s'avère être un petit nombre d'extrêmistes", argumente-t-il, précisant que "la meilleure satire est faite avec un scalpel, pas une masse".

Une définition à mille lieux des images éloquentes publiées dans Charlie Hebdo et qui résume toute l'incompréhension entre nos deux pays. "Avec le rire, on va au cœur d'une culture et on se rend vite compte du gouffre culturel qui nous sépare", conclut Olivier Richomme.

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