"On est infantilisés, c'est humiliant" : le jour où des salariés ont été contraints de demander une pause pipi par écrit
La direction de l'entreprise Teleperformance à Blagnac a abandonné cette disposition jeudi 24 mars, après une rencontre avec les syndicats.
"Bonjour chef, je voudrais aller aux toilettes." Mercredi 23 mars, les salariés de Teleperformance à Blagnac (Haute-Garonne) ont été contraints de demander par écrit l'autorisation d'aller aux toilettes. Cette mesure a été décidée après l'installation, le matin-même, du nouveau logiciel de travail baptisé Centre d'appel virtuel (CAV), dans cette entreprise qui gère les appels des clients de SFR-Numéricable.
Le principe du nouveau programme est simple : "Il permet d'améliorer la gestion de flux des appels", explique Lucio Apollonj Ghetti, président de Teleperformance France, à francetv info. Mais le logiciel gère aussi le temps de pause des salariés. Qu'il s'agisse d'un motif professionnel ou privé, le responsable d'équipe doit donner son aval. Une situation inacceptable pour les salariés. Face à la mobilisation, la direction a annulé cette disposition dès le lendemain. Contactés par francetv info, des salariés racontent leur mercredi chaotique.
Audrey, téléconseillère : "On clique sur l'icône et on attend…"
Cela fait bientôt huit ans qu'Audrey reçoit chaque jour des dizaines d'appels de clients de SFR-Numéricable en colère, parfois même "en pleurs". Un métier difficile, rythmé par les chiffres, les objectifs de performance et la surveillance permanente. Mercredi, lorsque la jeune femme de 36 ans découvre l'installation du CAV, elle craque. "Il fallait déjà demander une pause à l'oral. Le passage à l'écrit, c'est la goutte de trop."
"On devait cliquer sur une icône 'café' pour montrer notre demande de pause, puis on attendait, on attendait…", décrit-elle. L'entreprise promet une réponse en moins de trois minutes, mais dans les faits, c'est souvent plus. "Les responsables étaient dépassés, ils couraient partout et n'avaient pas le temps de nous répondre." Aucun salarié ne tente d'enfreindre la règle, par crainte des représailles. "Les gens sont précaires et tiennent à leur travail", explique Audrey. Et pour les envies pressantes ? "Il fallait le préciser dans une fenêtre de conversation. Mais qui a envie de détailler son intimité comme ça ?"
Jeanne, téléconseillère : "On est infantilisés, c'est humiliant"
Les pauses, chez Teleperformance, c'est toute une organisation. "Avant le CAV, on travaillait avec un logiciel qui distinguait les pauses classiques des pauses café et des 'autres'", raconte Jeanne*, 54 ans, conseillère au service de rétention, chargé de convaincre les clients mécontents de rester chez SFR-Numéricable. "En gros, ils estiment que si tu n'es pas en ligne avec un client, tu es en pause. Parfois, tu décroches juste pour noter des informations, ou même prendre un peu de temps lorsqu'un client t'a crié dessus pendant un quart d'heure — mais c'est compris comme une pause."
Jeanne boit plus de 1,5 litre d'eau par jour. "Ça en fait des pauses pipi !", plaisante-t-elle. "Honnêtement, je n'ai pas envie de raconter tout ça. En quoi mes pauses pipi concernent mon chef ?" Usée par cette ambiance de travail, Jeanne déplore un traitement de plus en plus inhumain des salariés : "On est infantilisés, c'est humiliant."
Abel, membre du CHSCT : "Des salariés pleuraient, partaient à l'infirmerie"
Abel* entend parler du CAV pour la première fois en janvier. Secrétaire SUD du Comité d'hygiène et de sécurité des conditions de travail (CHSCT), il refuse de valider le projet mais reçoit des pressions de la part de ses supérieurs. "Pour moi, le logiciel est inacceptable. En plus de contrôler à outrance les pauses, il enregistre aussi nos conversations à notre insu. C'est interdit par la loi."
Malgré les réticences du Comité, le logiciel est mis en place deux mois plus tard, au grand désarroi des salariés. "Mercredi, j'en ai vu pleurer, aller à l'infirmerie tellement ils étaient ulcérés de devoir s'abaisser à faire des demandes de pause toilette". L'un d'entre eux colle même sur son front le numéro de son identifiant d'entreprise, pour dénoncer l'inhumanité d'un tel traitement. "Il s'est immédiatement fait recadrer", rapporte Abel. Ravi que l'entreprise ait finalement abandonné cette fonction, il regrette qu'elle soit allée si loin dans "un traitement dégradant et proche de l'esclavagisme envers ses salariés".
* Le prénom a été modifié
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