"J'ai épuisé tous les recours" : la journaliste Clémence Rouher bataille depuis huit mois pour récupérer ses enfants au Liban
En avril 2018, l'ex-mari de Clémence Rouher a récupéré leurs deux filles à la sortie de l'école. Sans l’accord de leur mère, il les a emmenées au Liban, son pays d’origine, où il en a obtenu la garde. Depuis, Clémence se bat pour voir ses enfants à Beyrouth.
"Le 6 avril, mon ex-mari est allé chercher nos filles à l'école. Je devais les récupérer une semaine plus tard. Mais elles ne sont jamais revenues." Depuis huit mois, Clémence Rouher, 39 ans, se bat pour récupérer ses enfants : Yasmine (12 ans) et Salomé (9 ans) ont été enlevées par leur père, Alfred Chidiac. "Il avait seulement le droit de les garder pendant la moitié des vacances scolaires, explique Clémence. Mais la semaine précédant leur disparition, je n'ai pas eu de nouvelles des filles. Ça m'a mis la puce à l'oreille."
Depuis leur divorce, en 2014, la garde partagée est devenue un vrai "combat", déplore Clémence. "Il ne me rendait jamais les filles en temps et en heure. Je devais, à chaque fois, faire intervenir les gendarmes. La violence était systématique : il allait les cacher, il n'était pas présent lorsque je venais les chercher...", affirme la journaliste de France 3 Périgords, qui accuse également son ex-mari de l'avoir menacée de mort.
Ce week-end d'avril, la situation a pris une tournure inédite. "Comme toujours, mon ex-mari n'a pas ramené les enfants." De Périgueux (Dordogne), Clémence fait la route jusqu'à Bordeaux (Gironde), à plus de 130 kilomètres de là, où habite Alfred. "Je suis allée directement voir les gendarmes, qui se sont rendus à son domicile. Ils m'ont appris que mes filles n'étaient pas là, et que lui avait quitté son habitation depuis trois mois."
Le monde s'est dérobé sous mes pieds. Je ne savais absolument pas où étaient mes filles.
Clémence Rouher, mère de Yasmine et Saloméà franceinfo
Clémence Rouher lance immédiatement "toutes les procédures" pour déclarer une disparition inquiétante. Les gendarmes démarrent une enquête. La journaliste découvrira quelques jours plus tard que son ex-mari a emmené ses filles au Liban, via l'Italie, puis la Turquie, enfreignant l'interdiction de sortie de territoire des enfants, à l'aide de cartes d'identité obtenues avec de fausses déclarations de perte. "Il a eu le culot d'appeler lui-même la gendarmerie, en pleine enquête, en disant qu'il avait réussi à atteindre le Liban avec Yasmine et Salomé, raconte Clémence. J'ai tout de suite compris que c'était un plan qu'il avait manigancé depuis longtemps. Et j'ai réalisé que la seule façon de sortir de cette histoire était de me battre sur le terrain légal." Commence alors un bras de fer judiciaire, de plus de huit mois entre la France et le Liban, et dont la jeune femme n'est pas encore sortie.
Une "menace" qui pesait depuis longtemps
"Depuis 2012, la menace était réelle et effective. Aujourd'hui, on en est là", déplore Clémence Rouher, qui déroule un historique juridique impressionnant. "Dès notre séparation, c'est parti en vrille. Il a toujours été opposé au système de garde partagée imposé par le juge." Frédérique Pohu-Panier, l'avocate française de Clémence, est le premier témoin de ces altercations. Elle estime que "les choses se sont envenimées" lorsque sa cliente a déménagé à Périgueux, quelques mois après son divorce. "Alfred Chidiac devait s'en tenir à un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Il ne l'a pas supporté", témoigne l'avocate.
Au lieu de remettre les enfants le dimanche, il les rendait le mardi soir. Ma cliente se rendait systématiquement à Bordeaux, et lui était absent. Ou alors il refusait de lui rendre ses filles.
Frédérique Pohu-Panier, avocate française de Clémence Rouherà franceinfo
"On parle de quelqu'un qui est très attaché à ses enfants, et qui a le cœur déchiré lorsqu'il doit les rendre en pleurs à leur mère, et alors qu'elles demandent de rester avec lui", défend Nicolas Hachet, l'avocat français d'Alfred Chidiac. Contacté au Liban par franceinfo, le principal intéressé assume ses "écarts" : "Pendant des années, mes filles ont formulé leur volonté de vivre avec moi. Elles n'étaient pas heureuses chez leur mère", assure-t-il. Le téléphone en haut-parleur, le père de famille invite Yasmine et Salomé à confirmer ses propos.
Face aux réticences du père, Frédérique Pohu-Panier, l'avocate française de Clémence Rouher, saisit une première fois le juge aux affaires familiales, demande une enquête sociale et une expertise psychologique. "Pendant plusieurs années, c'est une succession de décisions de justice, des dizaines de plaintes pour non-restitution d'enfants, menaces...", souligne-t-elle. En juillet 2016, Alfred Chidiac est condamné à deux mois de prison ferme pour non-restitution d'enfants. "La justice française a été expéditive. J'ai vite compris que le système marchait sur la tête", plaide le père, qui estime qu'"aucune décision de justice ne peut outrepasser l'intérêt d'un enfant". En décembre 2017, le juge le condamne à nouveau à quatre mois de prison ferme. "A ce moment-là, la procureure de la République souligne l'aliénation parentale des enfants mise en place par le père", rappelle Frédérique Pohu-Panier.
En mars 2018, l'étau se resserre : une peine de six mois de prison ferme est prononcée pour "abandon de famille". "Dans les faits, il n'a jamais été emprisonné", regrette l'avocate. "C'est une tête de mule, c'est sûr, et il aurait évidemment dû respecter les décisions de la justice. Il me tenait tête, il tenait tête aux gendarmes, aux juges... explique Nicolas Hachet, l'avocat d'Alfred Chidiac. C'est un homme qui s'est senti persécuté judiciairement, qui a eu la sensation qu'on ne l'a jamais vraiment écouté." Pour Alfred Chidiac, "il n'y avait plus rien d'autre à faire".
Je me suis dit : 'La justice française est malhonnête, corrompue, raciste, donc je ne peux plus lui faire confiance.'
Alfred Chidiac, père de Yasmine et Saloméà franceinfo
Mais pourquoi, dans de telles conditions, la garde des enfants ne lui a-t-elle jamais été retirée ? "Parce que c'était un bon père", défend son avocat. "Les enfants le réclamaient. Elles pouvaient jouer dans sa grande maison, il était très disponible pour elles." Une version soutenue par Alfred Chidiac : "Je n'ai pas passé des nuits entières au commissariat, été condamné à la prison ou à des amendes par simple plaisir d'embêter mon ex-femme. Je l'ai fait parce que je suis prêt à tout pour mes enfants !", proclame-t-il. Clémence Rouher, elle, dénonce une "décision incroyable" prise de la part du juge aux affaires familiales. "Elle nous a expliqués que nos demandes étaient irrecevables, parce qu'il n'y avait aucun élément nouveau."
Je me suis sentie abandonnée par la justice française. Le juge aux affaires familiales aurait dû regarder plus attentivement ce dossier. Pour moi, mes enfants ont été mis en danger.
Clémence Rouher, mère de Yasmine et Saloméà franceinfo
Une situation complexe
Depuis l'enlèvement de Yasmine et Salomé par leur père, la situation est devenue extrêmement complexe. Alfred et Clémence ont été mariés religieusement en France : détail qui, dans ce dossier, prend une importance considérable. "Parce que mon ex-mari a saisi le tribunal ecclésiastique libanais", résume Clémence. "Le tribunal latin libanais a attribué à Alfred Chidiac la garde des enfants, et a prononcé leur interdiction de sortie du territoire", développe Ibrahim Najjar, avocat libanais de Clémence Rouher et ancien garde des Sceaux libanais.
L'ex-mari de Clémence a fait valoir son mariage religieux devant les tribunaux ecclésiastiques du pays, pour faire en sorte que ces derniers soient compétents, et prennent, selon le droit libanais, la priorité sur le tribunal civil. "De ce fait, tous les jugements que Mme Rouher avait obtenus devant la juridiction française civile sont devenus caducs, développe Mr Najjar. Le Liban est doté d'un système juridique en vertu duquel, lorsqu'il y a eu un mariage civil et religieux, c'est l'union religieuse qui l'emporte."
Le mandat d'arrêt international lancé contre Alfred Chidiac le 23 avril 2018 par le parquet de Périgueux, pour enlèvement et séquestration, n'est pas effectif au Liban : "Dans le droit catholique, le père est responsable de la famille. Pour le tribunal ecclésiastique latin, ce n'est donc pas un enlèvement, et le mandat d'arrêt est irrecevable", explique l'avocat libanais.
Petit à petit, Clémence Rouher apprend les rouages du système libanais. Elle dit avoir "senti le piège se refermer" sur elle : "J'ai vite compris que dans ce pays, il existe autant de règles qu'il y a de moyens de les contourner." Entre avril et août, Clémence ne reçoit que cinq coups de téléphone de ses filles, qu'elle soupçonne d'avoir été "orchestrées par leur père".
Il n'y a pas de réelle capacité de dialogue, puisque leur père écoute : tout ce qui m'importe, c'est de savoir qu'elles vont bien, de les rassurer, leur envoyer mon amour autant que je peux par téléphone. Avoir des mots de maman.
Clémence Rouher, mère de Yasmine et Saloméà franceinfo
"Pendant des semaines, je n'ai eu aucune autre nouvelle. C'était l'enfer total", confie Clémence. Alfred Chidiac, lui, soutient qu'il a offert "plusieurs fois" la possibilité à Clémence de lui rendre visite au Liban. "Elle peut les emmener où elle veut, tant que je suis présent", explique-t-il.
En septembre, la journaliste réussit finalement à obtenir un jugement du tribunal civil libanais, saisi par Ibrahim Najjar. "Il m'accorde les week-ends du jeudi soir au lundi matin, avec mes enfants, sans que leur père ne soit là. Ça regonfle mon espoir, je pars au Liban dans la foulée", se remémore Clémence. Mais, encore une fois, c'est un échec.
"Organiser la riposte"
Quand Clémence se rend au domicile de son ex-mari, à Beyrouth, pour récupérer ses filles le temps d'un week-end, accompagnée de deux avocats, d'une greffière du tribunal civil et de policiers, elle apprend que ni Alfred, ni Yasmine et Salomé n'y sont présents. A nouveau, ils ont "disparu".
Ca a été terrible. Je n'avais aucune idée d'où étaient mes filles. Je me disais, encore une fois, que tout était possible.
Clémence Rouher, mère de Yasmine et Saloméà franceinfo
"Je suis parti, parce qu'elle a bénéficié d'une faille juridique inacceptable", se dédouane Alfred. "Et peu de temps après, le tribunal ecclésiastique a reconnu que le tribunal civil n'avait pas la compétence de rendre ce genre de jugement", tranche-t-il. Clémence s'arme de patience. Chaque jeudi, elle se déplace au domicile vide de son conjoint. "J'avais un mince espoir qu'elles puissent y être." La jeune femme rencontre "toutes les personnes capables de débloquer la situation", envoie des courriers quotidiens aux instances responsables, prévient Jacques Toubon, le Défenseur des droits... "J'organise la riposte", assure-t-elle, combative.
Tout se débloque un mois plus tard, lorsque le tribunal ecclésiastique accorde finalement le droit à Clémence de rencontrer ses filles deux fois par semaine. "Le mardi et le samedi, pendant quatre heures, dans une salle de presbytère, en présence du père, énonce la journaliste, amère. J'ai essayé de contrer cette décision inacceptable, j'ai fait appel, mais ça n'a pas fonctionné. C'est devenu la seule manière de voir mes filles." Clémence retrouve alors ses enfants. "C'était un bonheur inouï. On s'est sautées dessus, comme si on ne s'était jamais quittées. C'est de l'amour inconditionnel."
Dans ce genre de cas, on dit ‘je t'aime', on dit ‘je suis là', et puis on ne dit plus grand-chose. On essaie simplement d'avoir un contact clair, réel.
Clémence Rouher, mère de Yasmine et Saloméà franceinfo
Ces petites entrevues mises à part, Clémence n'a pas la possibilité de voir ses filles. "J'ai actuellement épuisé tous les recours auprès du tribunal ecclésiastique. Au niveau religieux, mon dernier espoir est le Vatican." D'un point de vue juridique, Clémence a joué son ultime carte il y a quelques jours, en faisant appel à la Cour de cassation civile libanaise. "Elle a fait ce qu'il fallait faire : il faut continuer à se battre et dénoncer cette injustice", commente l'avocat Ibrahim Najjar.
Côté diplomatique, la jeune femme dénonce un soutien "inexistant" : "Emmanuel Macron pourrait faire pression, mais j'ai reçu une lettre de sa part [consultée par franceinfo] absolument vide de tout contenu. Ni solution, ni promesse", regrette-t-elle. En attendant, la journaliste accuse le coup. "Ce qui me fait tenir, ce sont mes amis, ma famille. Ils se relaient, m'aident financièrement." Ses proches ont notamment mis en place une cagnotte pour la soutenir dans ses déplacements et ses frais juridiques. Ses collègues lui lèguent des jours de vacances ou de RTT, ses amis l'accompagnent à Beyrouth, diffusent son histoire sur les réseaux sociaux. "Pour le reste, je suis plutôt du genre à me battre", conclut-elle.
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