: Enquête franceinfo "On fait ce qu'on veut" : comment des agences immobilières acceptent les demandes racistes des propriétaires
Franceinfo est allé tester une douzaine d'agences immobilières en région parisienne, en caméra cachée. Résultat : la discrimination pratiquée dans une agence de l'Essonne est loin d'être un cas isolé.
L'affaire remonte à 2006. Le patron d'une agence immobilière de Palaiseau (Essonne) et son fils comparaissent, mercredi 6 février, devant le tribunal correctionnel d'Evry. Initialement planifiée au mois de septembre dernier, l'audience avait été reportée. Les personnes mises en cause sont soupçonnées d'avoir incité leurs chargés de clientèle à refuser des dossiers selon l'origine des clients.
Ces pratiques, illégales, sont-elles courantes dans un secteur professionel épinglé à plusieurs reprises pour ses pratiques discriminatoires ?
Pour apporter des éléments de réponse, franceinfo est allé tester une douzaine d'agences immobilières à Paris et en banlieue, équipé d'une caméra cachée. Nous nous sommes fait passer pour un propriétaire aux critères racistes, cherchant à louer un bien pour notre compte ou celui d'un parent. Si la moitié des professionnels nous ont poliment opposé un rappel à la loi, déconstruisant nos stéréotypes, l'autre moitié a acquiescé à notre demande, que leur agence soit membre d'un réseau national, indépendante, située dans un quartier chic ou populaire.
Nous avons fait visionner ces extraits à deux juristes spécialisés dans la lutte contre les discriminations. Verdict : à l'issue de ce test, six agents immobiliers pourraient être poursuivis pour discrimination ou complicité de discrimination. La méthode du testing est en effet admise comme preuve par la justice depuis la loi du 31 mars 2006 pour l'égalité des chances. "C'est souvent le seul moyen pour obtenir une preuve de la discrimination. Car la plupart du temps, tout reste oral et rien n'est écrit pour ne laisser aucune trace", relève l'une des deux juristes. C'est ce que l'on peut constater dans les réponses de certains agents immobiliers : "Je fais le filtre automatiquement, il ne faut rien me dire mais j'ai l'habitude depuis sept ans, ne vous inquiétez pas", dit l'un. "On vous écoutera mais en aucun cas, on ne le mettra noir sur blanc", indique un autre.
L'un d'entre eux va même jusqu'à nous inciter à noter dans notre mandat un critère professionnel, "fonctionnaire", pour masquer un critère discriminatoire lié à la nationalité ou à l’origine des locataires : "Vous ne pouvez pas être fonctionnaire si vous êtes d'origine étrangère", explique-t-il, ce qui, du reste, est parfaitement inexact. "Il y a une certaine forme d'hypocrisie à se défausser sur le propriétaire, estime Louis-Georges Tin, le président du Cran (Conseil représentatif des associations noires), qui a introduit une action de groupe, la première en matière de discrimination, contre Laforêt.
Ces agences facilitent ou tout du moins contribuent à discriminer les locataires en fermant les yeux sur les demandes des propriétaires.
Louis-Georges Tin, président du Cranà franceinfo
Des codes pour faire passer des critères racistes
Le fait de refuser l'octroi d'un bien pour des critères discriminants ou de simplement conditionner l'octroi de ce bien à ces mêmes critères (22 sont listés dans l'article 225-1 du Code pénal) est passible d'une peine pouvant aller jusqu’à 45 000 euros d’amende et trois ans de prison pour une personne physique, ainsi qu'une incapacité d’exercice des professions d’agent immobilier et d’administrateur de biens. L'amende est portée à 225 000 euros pour une personne morale (une agence immobilière, par exemple).
Depuis les années 2000, SOS Racisme a obtenu la condamnation de plusieurs agences immobilières. En 2005, la gérante de l'agence Sud-Location a été condamnée pour avoir proposé à 250 propriétaires d'utiliser la mention P.E. pour "pas d'étranger". Entre 2006 et 2010, plusieurs agences immobilières Milim ont été condamnées, en première instance et en appel, pour avoir mis en place un système de codage ethnique afin de classifier les demandes des propriétaires. Le numéro 3 correspondait à "Français de métropole", excluant tous les autres profils. En 2013, enfin, un agent immobilier parisien a été condamné pour discrimination envers une femme portant un nom à consonance étrangère, après un testing effectué par SOS Racisme.
Malgré la jurisprudence, les propriétaires, eux, sont rarement condamnés. Samuel Thomas, président de la Fédération nationale des Maisons des potes et ancien responsable de SOS Racisme, y voit une "mauvaise volonté" de la part des autorités judiciaires et un manque d'ambition dans les enquêtes. "Dans l'affaire de Sud-Location, le commissaire de police avait rétorqué qu'il n'avait pas les moyens matériels d'enquêter sur les 250 propriétaires. On n'entend pas ce genre d'arguments quand il s'agit de démanteler un trafic de drogue", estime-t-il, plaidant pour la mise en place d'une politique pénale plus répressive et la collaboration de tous les acteurs concernés afin de démanteler les réseaux de discrimination en matière de logement.
Il existe pourtant des formations dédiées à l'éthique
Pour les associations, seule la perspective d'une sanction judiciaire permettra de faire changer les mentalités. La réaction des agents testés par franceinfo frappe par une constante : la majorité ne manifeste aucune surprise face à la demande discriminatoire, traduisant une banalisation de ce type de requêtes, voire même une certaine complaisance.
Le Code de déontologie de la profession, mis en place par un décret d'application de la loi Alur en 2015, le stipule pourtant clairement : les professionnels de l'immobilier s'engagent "à ne commettre aucune des discriminations mentionnées à l'article 225-1 du Code pénal, tant à l'égard des personnes physiques que des personnes morales". La loi Alur impose aussi à tout professionnel de l'immobilier, depuis 2016, une formation annuelle de 14 heures, dont deux consacrées à la déontologie et l'éthique.
En 2012, déjà, le Défenseur des droits avait publié un guide de bonnes pratiques à destination des propriétaires et des professionnels pour "louer sans discriminer". Les agents immobiliers y étaient invités à rappeler la loi, faire de la pédagogie et refuser un dossier aux critères racistes.
"Un agent immobilier est avant tout un businessman"
Reste que ces récentes recommandations se heurtent à une constante économique dans le secteur du logement : "Deux locations sur trois se font de particulier à particulier", note Jean-François Buet, patron de la Fnaim, la Fédération nationale de l'immobilier. Le propriétaire qui se présente dans une agence immobilière pour louer son bien est donc une denrée rare. Qui plus est dans certaines zones tendues sur le plan immobilier, telle que la région parisienne. Selon une enquête menée par la Fnaim, relayée par Le Figaro, l’application de l’encadrement des loyers dans la capitale a fait fondre le portefeuille des mandats de gestion de 13%. "A moins d'être très scrupuleux, l'agent immobilier est avant tout un businessman, qui n'est pas là pour faire de la pédagogie", observe Samuel Thomas.
Un phénomène caractéristique du statut d'intermédiaire, observé également dans le secteur de l'intérim. Dans l'immobilier, toutefois, la décision revient non pas à un professionnel de l'emploi mais à un particulier. Louis-Georges Tin, le président du Cran, dénonce ainsi "un modèle économique de la discrimination" où "les agences immobilières ne jouent pas leur rôle de garde-fou face à la décision souveraine et arbitraire d'un propriétaire raciste car elles n'ont pas intérêt à le faire". Selon lui, la multiplication d'actions en justice, telle que l'action de groupe engagée contre Laforêt, est le seul levier pertinent, en termes financier et d'image : "Nous voulons démontrer que respecter la loi est plus vertueux que de discriminer." Un avis partagé par Jean-François Buet.
Avec l'évolution de la loi, il devient plus coûteux au final de pratiquer la discrimination. Les agences immobilières scient la branche sur laquelle elles sont assises.
Jean-François Buet, patron de la Fnaimà franceinfo
Le président de la Fédération nationale de l'immobilier prend toutefois la défense de sa profession : "S'il y a des propriétaires bailleurs racistes ou discriminants, ce n'est pas la faute des agents immobiliers." Et Jean-François Buet d'en appeler à la responsabilité de la société dans son ensemble : "Tout le monde doit se saisir du problème, l'entreprise, l'école, les enseignants, les parents..." Du côté de la justice, le parquet de Nanterre, saisi par la Maison des potes sur l'affaire Laforêt, n'a toujours pas communiqué sa décision : classement sans suite ou ouverture d'une enquête. Le Défenseur des droits, qui s'est auto-saisi dans ce dossier, devrait quant à lui rendre ses conclusions dans quelques semaines.
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