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Témoignage "Vous êtes trop occupé pour avoir peur" : dix ans après, une militaire française raconte sa mission de renseignement au début de la guerre en Syrie

Dans son livre "Quand s'avance l'ombre", Enora Chame, ex-observatrice en Syrie, raconte les débuts de la guerre "bien pire que celle que l'on voit aujourd'hui en Ukraine", selon elle.

Article rédigé par franceinfo - Franck Cognard
Radio France
Publié
Temps de lecture : 3 min
Raqqa, au nord de la Syrie, le 23 septembre 2021.  (DELIL SOULEIMAN / AFP)

Il y a 10 ans, Enora Chame était envoyée en Syrie. Le samedi 9 juin 2012, dans un 4x4 de l'ONU, la seule militaire française d'un groupe d'experts internationaux chargés d'observer le cessez-le-feu repart vers la ville syrienne de Deir ez-Zor, à 450 km de DamasSon véhicule est alors stoppé par des hommes armés : "Nous sommes entourés par des jeunes barbus agressifs au regard mauvais", décrit-elle. Il s'agit de membres d'Al-Qaïda

"Il y a une partie du cerveau qui vous dit que ce n'est pas vrai : 'Je suis dans un film. Ça n'arrive pas, pas à moi''. Cette partie-là du cerveau, raconte Enora Chame, est complètement inutile, tandis que l'autre calcule tout, est en hyper-vigilance et se demande 'par où je peux partir, qu'est-ce que je peux faire ? Qu'est-ce que je peux dire ? Qu'est-ce qu'il vient de dire ?' Vous êtes trop occupé pour avoir peur, en fait. Et, moi, le mal-être que j'ai eu, c'était qu'on nous a relâchés sans combattre. On ne s'était pas battus pour s'en sortir. On avait attendu notre sort comme des moutons devant le boucher. Et c'est cela qui m'a marquée. Et le sourire du type qui veut m'égorger, un sourire chaleureux. C'est vraiment très bizarre comme sensation", décrit-elle.

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"J'avais l'impression de marcher sur des gens"

Enora Chame a passé quatre mois de 2012 dans cet univers de violences, de mensonges, de cruautés partagées entre les forces du régime de Bachar Al-Assad, les rebelles de l'armée syrienne libre, et des factions jihadistes. Un cycle était alors enclenché et l'ONU ne pouvait l'arrêter : c'est le début de la guerre en Syrie. Chaque jour, des civils disparaissent, comme engloutis. "Au bout d'un moment, on finit par se demander quel est le nombre de gens arrêtés et où sont-ils ? À Damas, je louais un petit appartement juste à côté de certains services de sécurité et du ministère de la Défense. Et je me disais que sous mes pieds, si ça se trouve, il y avait des cellules remplies de gens, de gens torturés, prisonniers, et j'avais l'impression de marcher sur des gens."

Récupérer des listes, inspecter des hôpitaux, des morgues, des lieux d'attaques et d'attentats... Pour documenter le début d'une guerre, parce que personne ne veut d'un cessez-le-feu, Enora Chame écrit alors "Nous avons échoué". Elle garde pourtant, chaque jour, le sens de la mission. Elle dépasse la peur qu'éprouvent certains de ses 300 collègues dépêchés sur place, s'acharne, récupère des fiches de médecine légale, soulève les draps pour photographier les cadavres. Elle enregistre la trace des morts, scribe opiniatre des massacres perpétrés. "J'ai fait tout ce que je pouvais faire. J'ai été assez loin, quand même, dans ma recherche de témoignages, des éléments recueillis. Mais je n'accepte pas cette excuse."

"Dans ce type de mission, il faut se pardonner d'avoir été impuissant."

Enora Chame,

à franceinfo

Aujourd'hui, la colonelle quinquagénaire reste tout autant volontaire, tenace et têtue. Cette mission si particulière en Syrie, auprès des Syriens, l'a marquée au point d'en faire un livre Quand s'avance l'ombre (Mareuil éditions). Pourtant, Enora Chame a eu mille vies militaires, mille histoires classées secret défense, mille pseudos et surnoms. D'ailleurs, Enora Chame n'est pas son vrai nom...

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