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Recul de l'âge de départ, fin des régimes spéciaux... Que pensent les médecins du travail de la réforme des retraites ?

Alors qu'une grève nationale est organisée contre le projet de réforme des retraites du gouvernement, nous avons demandé à des professionnels de la santé au travail si tout le monde pouvait poursuivre une carrière jusqu'à 64 ans ou plus.

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Des manifestants marchent contre le projet de réforme des retraites, le 24 septembre 2019 à Paris. (DOMINIQUE FAGET / AFP)

Entre manifestants et gouvernement, qui cèdera le premier ? Après de premières manifestations à l'automne, la contestation contre le projet de réforme des retraites débute vraiment jeudi 5 décembre. RATP, SNCF, éducation, hôpital et même professions libérales... Différentes catégories de salariés potentiellement affectés par la future loi et inquiets se mobilisent pour la première fois ensemble, dans le cadre d'une grève nationale. Deux grands axes de cette réforme sont contestés : le probable recul de l'âge légal de départ pour une retraite à taux plein et la mise en place d'un système à points universel, mettant fin aux régimes spéciaux d'un certain nombre de professions, qui leur permettaient souvent de travailler moins longtemps.

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Les arguments employés par les partisans et les opposants de cette réforme renvoient souvent à la question de la santé. Si l'espérance de vie des Français augmente, il est normal qu'ils travaillent plus longtemps, plaide le gouvernement. En face, certains travailleurs mettent en avant les séquelles de leurs emplois pénibles pour défendre les régimes particuliers qui leur permettent de partir avant 62 ans. Si cette possibilité est aussi offerte par le compte pénibilité (le compte professionnel de prévention, ou C2P, de son vrai nom), celui-ci est loin de couvrir tous les cas de figure. Face à ce débat épineux, une profession peut aider à trancher : les médecins du travail.

"Bien sûr que les gens sont en meilleure santé"

N'attendez pas d'eux une sentence définitive, sur un âge universel au-delà duquel il serait contre-indiqué de travailler. "Tous les psychologues du travail le disent : si tout roule, que l'on s'entend bien avec tout le monde, et qu'on travaille dans le tertiaire, on peut travailler jusqu'à la saint-glinglin, ou presque", estime Nadine Marczuk, médecin coordinatrice au CMIE, un service de santé au travail qui suit plus de 300 000 salariés en région parisienne. En somme, si aucun facteur ne rend son travail néfaste pour la santé, il n'est pas impossible de continuer.

Philippe Robinet, qui exerce à l'Astav, un service de santé à Saint-Saulve, près de Valenciennes (Nord), est lui-même un bon exemple : il a 69 ans et continue d'exercer deux jours par semaine, pour répondre au manque de médecins du travail dans la région. "Je suis, par exemple, des universitaires qui estiment qu'ils peuvent encore faire leur boulot parce qu'il n'est pas physique, et s'ils le veulent, c'est possible", explique-t-il.

La référence à l'espérance de vie croissante ne les choque d'ailleurs pas, quelles que soient les limites d'une telle statistique – cette croissance n'est évidemment pas la même selon que vous soyez ouvrier ou cadre. "Bien sûr que, globalement, les gens sont en meilleure santé, au même âge, qu'il y a vingt-cinq ans", constate Carmen Pensado, qui débutait alors sa carrière de médecin du travail. Employée par un autre service de santé francilien, Efficience Santé au Travail, elle constate "que les salariés au-delà de 60 ans étaient rares quand j'ai commencé. Aujourd'hui, j'en vois plein", aidés par un progrès des conditions de travail : "Les 35 heures, ça aide".

"Les centres d'appel, c'est terrible"

Il n'y a donc pas, pour ces médecins, "de professions catégoriquement impossibles" à partir d'un certain âge. Cela ne veut pas dire, en revanche, que de nombreux employés n'ont pas un réel besoin de s'arrêter plus tôt. "Je pense qu'il suffirait d'interroger cinquante médecins du travail pour établir une vraie liste des professions les plus usantes", estime Philippe Robinet. Notre échantillon, plus réduit, de trois experts en mentionne déjà un certain nombre. "Les gens qui viennent du secteur du bâtiment ou du ménage aspirent généralement à prendre leur retraite" le plus tôt possible, explique le médecin nordiste.

Je viens de voir des femmes de ménage d'un hôtel, qui ont douze minutes pour faire une chambre. A 60 ans, ça devient compliqué...

Philippe Robinet, médecin du travail à Saint-Saulve (Nord)

à franceinfo

"Dans le domaine de la propreté, quand les gens arrivent à 55 ans, ils sont cassés", acquiesce Nadine Marczuk. Elle mentionne aussi "les métiers de la sécurité", qui combinent horaires décalés et stress, notamment dans le "contexte actuel", à l'heure du risque terroriste. Ou encore la restauration, "un secteur qui a du mal à garder les gens", entre les cadences infernales, les relations avec une clientèle "de plus en plus exigeante" et le caractère plutôt physique du service et du travail en cuisine.

Des employées d'un centre d'appels à Coudekerque-Branche (Nord), le 4 octobre 2018. (MAXPPP)

D'autres métiers éprouvants sont peut-être plus inattendus. "Les centres d'appels, c'est terrible", explique cette médecin. Le vacarme constant ne se traduit pas seulement par des atteintes auditives "mais aussi par tout ce qui est de l'ordre du psychique : ça énerve, ça stresse". Philippe Robinet, lui, se souvient de ces employées de crèches, aux articulations déjà fatiguées par les journées à hauteur d'enfants, qui ne supportaient plus d'écouter la radio en voiture : "Surtout pas, j'ai besoin de calme pour me reposer", disaient-elles.

"C'est très dépendant du management"

"La souffrance psychique a autant d'impact que la souffrance physique", rappelle Nadine Marczuk, y compris dans l'apparition des troubles musculo-squelettiques. La preuve : "Dans un monde du travail où on réduit la manutention et les efforts physiques, cela continue d'être la principale maladie professionnelle. Des études ont montré qu'elle était aussi très liée au stress."

Pour autant, ces médecins estiment qu'il est difficile de considérer que tous les salariés d'une même profession sont sujets aux mêmes problèmes. "Vous trouvez des gens de 60 ans en pleine forme, et d'autres de 50 ans qui ne le sont pas du tout", constate Carmen Pensado. "Quel que soit le secteur, on constate que c'est très dépendant du management", ajoute Nadine Marczuk.

Quand le climat social est délétère, c'est évident qu'il y a une répercussion sur la santé des gens.

Nadine Marczuk, médecin du travail à Paris

à franceinfo

"Ce n'est pas parce qu'on fait un métier dur et pénible que l'entreprise n'a pas fait des choses sur la prévention" de la souffrance au travail, insiste Ludovic Lesne, directeur d'un autre service de santé au travail, AST25, basé à Besançon (Doubs). Pour cet employeur de plusieurs médecins du travail, "c'est très français de dire que, parce qu'on est dans telle catégorie socio-professionnelle, tout change, et que la situation est la même pour tout le monde dans la branche".

Aux yeux des médecins interrogés, certains régimes spéciaux emblématiques permettant de partir plus tôt à la retraite ne sont plus forcément justifiés. "Certains sont hérités de professions anciennes", juge Philippe Robinet. "J'ai connu des mécaniciens dans des locomotives à vapeur, c'était un métier pénible. Mais un conducteur de TGV, c'est différent. C'est illogique qu'il parte en retraite avant un chauffeur de poids lourds." Un point de vue partagé par Nadine Marczuk, qui déplore que le débat public sur cette question soit "très manichéen", y compris dans le camp d'en face, "ceux qui disent que les travaux pénibles n'existent plus".

Un cheminot et un conducteur de TGV à la gare de Toulouse, le 21 novembre 2019. (VALENTINO BELLONI / AFP)

Pourtant, le concept de pénibilité est reconnu par le droit du travail. Les salariés concernés disposent d'un compte professionnel de prévention (C2P), sur lequel ils accumulent des points en fonction de leur exposition à plusieurs "facteurs de risques professionnels pouvant laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé", comme le bruit ou le travail de nuit. Sur le papier, ce système permet une reconnaissance plus individuelle des besoins de certains salariés de s'arrêter plus tôt : les points accumulés permettent de partir à la retraite jusqu'à deux ans avant l'âge légal, mais aussi de se former à un poste moins pénible ou de passer à mi-temps. Et si les régimes spéciaux venaient à disparaître, une partie des salariés concernés pourraient en théorie bénéficier du C2P.

Le système du compte pénibilité en question

Dans la pratique, cependant, Philippe Robinet constate que ce système n'est pas utilisé par tous ceux qui y ont droit. Le calcul des points dont bénéficie un employé est confié à son patron : pour le critère des gestes répétitifs, par exemple, "il faut calculer l'angle d'élévation du bras, le nombre de fois où l'employé le fait en une heure... Les patrons ne se cassent pas la tête à remplir ça", constate le médecin. En 2017, quelques mois après sa mise en œuvre, le C2P avait par ailleurs été amputé de quatre critères de pénibilité, pourtant parmi les plus évidents : la manutention de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et le risque chimique. Un changement de taille pour les employés du bâtiment, par exemple.

Tous secteurs confondus, le Conseil d'orientation des retraites (COR) estimait en 2017 que le C2P ne permettrait le départ anticipé à la retraite que de 18 000 personnes... d'ici 2060. Ce système peut-il vraiment compenser efficacement le recul de l'âge de la retraite pour les professions les plus pénibles ? En tout cas, certains critères oubliés "auraient dû être considérés", estime Carmen Pensado, pour qui "la grille n'est pas très bien faite".

Mais pour elle comme pour ses confrères, tout ne se résume pas à la question de l'âge de la retraite, qui polarise le débat public. "Il faut améliorer les conditions de travail tout au long de la vie professionnelle, et on sera des seniors en meilleure forme", estime Carmen Pensado,qui considère qu'il faut aussi adapter le travail des employés les plus âgés, en leur épargnant par exemple le travail de nuit et en leur confiant des tâches plus variées.

Philippe Robinet plaide lui pour un développement de la diminution progressive du temps de travail, pour éviter le "choc" de la retraite : elle représente parfois un "vide total" qui a des conséquences sur la santé. "Si la société décide qu'il est inéluctable de travailler plus longtemps, cela ne pourra pas se faire sans améliorer les conditions de travail, dans les secteurs pénibles", résume Nadine Marczuk. Qui conclut par un appel à "développer notre intelligence émotionnelle sociétale, pour ne pas être toujours dans la performance."

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