Colère des agriculteurs : comment l'incitation à réhabiliter les haies divise le monde rural

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8 min
Des champs sur le site de la forêt domaniale de la Reine, en Lorraine, le 25 juillet 2023. (STEPHANE VITZTHUM / BIOSPHOTO / AFP)
La mobilisation des agriculteurs, pour réclamer notamment une meilleure rémunération, a été l'occasion de mettre en avant la problématique des haies, qui peinent à retrouver leurs lettres de noblesse.

Face aux crises que traverse le monde agricole, les haies font-elles partie du problème ou de la solution ? Protégées au nom des services qu'elles rendent en matière de lutte contre l'effondrement de la biodiversité et de leurs capacités à protéger les cultures des aléas climatiques, ces rangées d'arbres et d'arbustes sont, pour certains professionnels de la terre, les alliées d'une nécessaire révolution agricole. Pour d'autres, les haies sont des empêcheuses de cultiver en ligne droite, qui n'abritent que broussailles et ennuis. 

Alors que le Salon de l'agriculture s'est ouvert samedi 24 février à Paris et se déroule jusqu'au 3 mars, les haies cristallisent à la fois les espoirs et les frustrations d'agriculteurs en quête de repères. 

Les haies de la discorde 

Deux agriculteurs des Deux-Sèvres condamnés à verser plus de 20 000 euros à une commune pour l'arrachage de près d'un kilomètre de haies sur un site classé, en bordure d'un chemin communal. Un autre près de Nantes (Loire-Atlantique), qui, comme le relate Ouest-France, écope d'une amende de 3 000 euros avec sursis pour avoir rasé 700 mètres de haie bocagère, au "début de la période de nidification des pinsons, rossignols et autres rouges-gorges". Un exploitant agricole sommé de répondre devant le tribunal d'Angers de la destruction de 450 mètres de haies "où vivaient des chouettes hulottes et des grands capricornes", dans le Maine-et-Loire... Dans les pages de la presse locale, les comptes-rendus d'audiences de ce genre se suivent.

Ces histoires alimentent la colère du syndicat majoritaire, la FNSEA. Son président dans l'Orne, Sylvain Delye, dénonçait fin janvier sur France Bleu le rôle dans ce système de l'Office français de la biodiversité, créé en 2020 pour contrôler le respect des règles environnementales. Il décrivait une "police de l'environnement", une "police de flagrant délit" à "l'attitude autoritaire". "On se retrouve dans des interrogatoires qui durent une demi-journée avec deux personnes armées en face de vous. Tout ça parce que vous avez coupé un bout de haie ou bouché un trou qui pour eux était une mare",  pestait encore l'éleveur bovin. "A se demander si ces lois ont été faites pour détruire la ruralité ou préserver la biodiversité", lançait-il, ajoutant aux revendications économiques des agriculteurs les griefs du syndicat à l'égard de l'arsenal législatif sur lequel s'appuie la politique environnementale.

Car la disparition continue des haies depuis l'après-guerre pose désormais un problème qui dépasse le cadre de l'agriculture : celui de la résilience des territoires face aux conséquences observées du changement climatique et de l'effondrement de la biodiversité. Elles sont ainsi régulièrement présentées comme un outil agronomique de l'adaptation du modèle agricole, comme dans ce rapport de janvier du Haut Conseil pour le climat dédié à l'agriculture. Or, depuis la révolution verte et l'entrée de la France dans l'ère du remembrement intensif – le regroupement de parcelles –, le pays a perdu 70% de ses surfaces de haies. Si cette politique s'est achevée dans les années 1980, plus de 20 000 kilomètres de haies sont encore perdus chaque année, dont 5 000 sont arrachés par des collectivités ou des agriculteurs et 15 000 dépérissent faute d'entretien, selon un rapport ministériel publié en avril.  

"Pendant des générations, on a dit aux agriculteurs que les haies ne servaient à rien", déplore Philippe Hirou, président de l'Afac-Agroforesteries.

"L'idée fausse selon laquelle garder une haie, c'est perdre de l'argent, perdure encore aujourd'hui."

Philippe Hirou, président de l'Afac-Agroforesteries

à franceinfo

Surfaces incapables de produire, les haies ne sont prises en compte dans les critères de la politique agricole commune (PAC) ouvrant à de possibles subventions que depuis 2014. Dix ans plus tard, les agriculteurs peuvent bénéficier d'un "bonus haies" de sept euros à l'hectare et ont interdiction de tailler les haies agricoles et les arbres entre le 16 mars et le 15 août, période de nidification des oiseaux.

Un regain d'intérêt freiné par les réglementations

En dépit de ce changement de cap, pourquoi des agriculteurs continuent-ils d'arracher ces arbustes ? Cité fin janvier par l'AFP, le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, fustige ces mêmes règles censées les préserver : "Parce qu'il y a 14 textes réglementaires, alors même que chacun reconnaît les vertus de la haie contre l'érosion, pour la biodiversité, etc", argumente-t-il. Dans une allocution, le 26 janvier, le Premier ministre Gabriel Attal reprenait ce chiffre à son compte, promettant que ces textes fusionneraient bientôt en une seule réglementation.

Les agriculteurs qui veulent intervenir sur des haies doivent en effet obtenir l'accord de la direction départementale des territoires (DDT). L'intervention doit répondre aux critères fixés par le droit commun qui, en fonction du lieu où se trouve l'exploitation, se réfère au Code du patrimoine, de l'urbanisme, de la santé publique, de l'environnement ou encore au Code rural, résume le site professionnel Réussir. S'il confirme des problèmes de cohérence entre certains textes, Philippe Hérou nuance : "Il y a quatre ou cinq règles qui s'appliquent vraiment à la gestion des haies. Mais elles entretiennent l'idée selon laquelle si vous avez des haies, alors on va venir vous embêter, chercher la moindre faute. Quelque part, si vous ne faites rien, au moins, vous serez tranquille", poursuit-il.

D'autant que, de la même façon qu'un arbre ne sort pas de terre du jour au lendemain, les subventions se font parfois attendre. "Beaucoup de gens qui ont conservé des haies ont le sentiment qu'ils ne sont pas valorisés", poursuit le président de l'Afac-Agroforesteries. "Je connais un agriculteur qui attend depuis trois ans de percevoir l'argent de la PAC pour mesures agro-environnementales et climatiques", regrette-t-il, appelant à "œuvrer à davantage de lisibilité", notamment dans les démarches exigées des agriculteurs. Quant au "bonus haies", fixé à 7 euros l'hectare par la PAC, il estime qu'il devrait plutôt s'approcher des 25 euros pour entraîner l'adhésion du plus grand nombre.

L'accès aux aides ponctuelles à la plantation de haies et d'arbres ne sont guère plus lisibles : elles sont tantôt distribuées par le département et la chambre d'agriculture, tantôt par la région, l'Etat, etc. Difficile aussi d'évaluer leurs bilans d'un territoire à l'autre. Ainsi, impossible pour l'heure de savoir si l'initiative "Plantons des haies", issue du plan France Relance, a atteint son objectif de planter durablement 7 000 kilomètres de linéaire en deux ans. Quant au Pacte en faveur de la haie, porté par le ministère de l'Agriculture et doté d'une enveloppe de 110 millions d'euros, il doit entrer en application en 2024, avec l'ambition d'un gain net de 50 000 kilomètres de haies d'ici à 2030.

Un nouveau modèle qui divise encore

Marc Deconchat, agronome à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae) et spécialiste des haies bocagères, connaît les réticences exprimées sur le terrain face à ce retour en grâce aux airs d'effets de mode. "Pas le temps, pas le matériel, pas le savoir-faire, pas l'intérêt... Certains agriculteurs nous disent très simplement : 'Ce n'est pas mon métier'", explique le spécialiste. "L'argent sans accompagnement, ça ne sert pas à grand-chose", abonde Philippe Hirou. Lui espère que les incitations s'accompagneront de la création d'une filière bois capable de faire de ces haies de véritables atouts économiques pour les exploitations.

Corinne Bloch, elle, est déjà convaincue. Les haies, taillées et transformées en plaquettes de bois, ont permis à cette éleveuse de vaches charolaises installée en Alsace de se passer d'engrais. Elle a aussi réglé ses problèmes de fourrage, liste-t-elle, vantant la résilience de son exploitation face aux récents épisodes météorologiques. "Il a fait 40°C à l'ombre, on a connu trois sécheresses d'affilée, assez pour mettre la clé sous la porte", explique-t-elle. "Comment, alors que ces nouveaux problèmes ont émergé, peut-on continuer à pratiquer l'agriculture de grand-papa, dépendante des engrais et des phytos, qui est arrivée à bout de souffle ?", s'étonne-t-elle, convaincue que "l'agroforesterie est aujourd'hui la pratique la plus moderne".

Elle estime que les conditions auxquelles les agriculteurs font face vont finir de réimposer les haies dans les exploitations, qu'importe les réticences. A l'argument d'une hausse de la masse de travail, elle répond par un gain de temps. Et d'argent. Là encore. "Nos haies sont une telle richesse, c'est comme du pétrole sur pied", plaisante l'éleveuse, convertie à l'agroforesterie depuis cinq ans. "On taille, ça repousse, elles nous offrent toujours plus." Ainsi, Corinne Bloch ne considère pas qu'il faut faire table rase des pratiques conventionnelles du passé : "Non, ce qu'il faut, c'est aider à ce qu'enfin l'agriculture se régénère. Comme un arbre !" 

Car la résistance est aussi le fait d'une division profonde au sein de la profession, relève Marc Deconchat, de l'Inrae. Elle traduit, au travers de la question des haies, "une fausse opposition entre les défenseurs d'une agriculture du progrès et ceux qui prôneraient un retour aux pratiques ancestrales", explique-t-il. "Symbole d'une orientation de son activité agricole", les haies sont aussi le signe, visible depuis les routes, d'un fossé politique. "Certains nous ont expliqué qu'ils ne voulaient pas participer à des opérations de plantation de haies parce que ça les marquerait comme étant favorables à l'écologie, et ce même s'ils connaissent les avantages et les bénéfices que ça peut avoir par ailleurs", rapporte l'agronome. 


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