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Le malaise des légumiers bretons : "On a joué le jeu de l'Europe, et aujourd'hui on est abandonnés"

Les agriculteurs bretons ont exprimé leur colère à Morlaix, vendredi. Francetv info est allé à la rencontre de ces professionnels.

Article rédigé par Carole Bélingard
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
Jean-François et Gilbert Salaun, légumiers à Cléder, dans le Finistère, mardi 23 septembre 2014. (CAROLE BELINGARD / FRANCETV INFO )

"Ah, ça y est, les prix sont tombés." Jean-François Salaun s'empresse de sortir son téléphone de sa poche. Le légumier de 46 ans, installé avec son frère Gilbert à Cléder (Finistère), en Bretagne, vient de recevoir par SMS les cours des légumes. "C'est dramatique", constate-t-il. Les prix sont en dessous du coût de revient, ou au mieux, couvrent à peine les frais engagés. "On continue de vendre à 6 centimes le kilo d'échalotes, alors que le prix sur les étals reste à 6, voire 7 euros", explique Jean-François Salaun. Ces prix bas ont déclenché, la semaine précédente, une série d'actions des légumiers de la baie de Morlaix (Finistère) culminant avec les incendies des bâtiments du centre des impôts et de la Mutualité sociale agricole à Morlaix, vendredi 19 septembre.

Le ministre de l'Agriculture, Stéphane Le Foll, a rencontré les producteurs de légumes, mercredi 24 septembre. Il leur a promis des aides "dès la semaine prochaine". Rappelant que cette réunion était prévue depuis le 22 août, après l'embargo russe sur les produits agroalimentaires européens, le ministre a nié agir sous la pression des manifestants. "Je ne peux entendre qu'il faut mettre le feu pour se faire entendre." Les légumiers du Finistère-Nord, eux, se disent excédés. 

"Pour nous, la violence, c'est le marché"

A une poignée de kilomètres de la bande côtière du nord du Finistère s'étendent de vastes champs de légumes. Artichauts, choux, brocolis prolifèrent sur cette terre bretonne fertile, qui bénéfice de la douceur maritime. Mais aujourd'hui, ces légumes ne valent rien, ou en tout cas, ne rapportent rien à ceux qui les cultivent. "En ce moment, on se lève chaque matin en sachant qu'on perd de l'argent", confie Jean-François Salaun, désabusé. Avec son frère Gilbert, ils ont repris l'exploitation familiale. Quand ils se tournent vers le passé, pour eux, le constat est simple : "Nos parents gagnaient de l'argent, même s'ils n'avaient pas un grand train de vie." La météo exceptionnelle de l'année 2014 n'est pas favorable au maraîchage, concèdent les deux frères. L'hiver particulièrement doux et le mois de septembre chaud précipitent et concentrent des récoltes sur quelques semaines, alors qu'elles s'étalent habituellement sur plusieurs mois.

Même si les aléas climatiques sont inhérents au métier d'agriculteur, Jean-François Salaun estime qu'en vingt ans de métier, il n'a jamais connu une telle situation. Selon une étude Agreste, un service chargé de la statistique au ministère de l'Agriculture, publiée par Ouest Franceles revenus agricoles moyens pour les légumiers s'élèvent, en 2013, avant impôt, à 26 700 euros annuels, soit une baisse de 12,2% en un an. Cette année, les deux frères se dégagent à peine l'équivalent d'un smic chacun par mois. Même sentiment pour Ronan Kerrien, installé également avec son frère, à Taulé, à 8 kilomètres de Morlaix. Ils cultivent 40 hectares de légumes et possèdent 70 vaches laitières. Comme leurs confrères, ils vendent actuellement 25 centimes d'euros la tête de chou-fleur, qui sera achetée entre 1,20 euro et 1,30 euro par le consommateur. 

Ronan Kerrien, agriculteur à Taulé, dans le Finistère, lundi 22 septembre 2014. (CAROLE BELINGARD / FRANCETV INFO )

Comme l'ensemble des 1 500 producteurs du Finistère-Nord, les produits de Jean-François et Gilbert Salaun sont vendus via la coopérative agricole de Saint-Pol-de Léon. Les prix sont fixés quotidiennement par le "marché au cadran" et consultables sur internet. Les légumes se retrouvent ensuite dans les rayons de la grande distribution en France ou sont exportés. 

"Quand, vers midi, on découvre les cours et qu'ils  ne couvrent pas nos frais, pour nous, la violence est là, c'est celle du marché. Ici, on est dans l'économie réelle", lance Ronan Kerrien."Nous sommes face à des géants, des multinationales, qui achètent au moins cher pour faire toujours plus de marge", confie Jean-François Salaun.

"Ce millefeuille administratif met des boulets aux pieds"

Ces agriculteurs, exaspérés et découragés par le niveau des prix de vente, affirment par ailleurs subir une "pression administrative et fiscale". "Les politiques promettent qu'on va simplifier, mais chaque année, on nous rajoute une couche supplémentaire. Il y a un ras-le-bol", affirme Eric Le Bian, installé avec ses deux frères à Taulé. Il estime passer 3 à 4 heures par semaine à gérer des questions administratives. "En ce moment, nos horaires sont fous, et je n'arrive pas à être à jour. Mon comptable m'appelle tous les jours", confie le légumier. Entre ses cultures et ses vaches laitières, sa journée de travail démarre à 7 heures et se termine vers 21 heures, avec une heure de pause.

Eric Le Bian doit, en outre, déléguer une partie du travail administratif. L'agriculteur dit dépenser chaque année 700 euros pour qu'un service comptable enregistre les données exigées par les normes environnementales. Dernière norme en date, la gestion des flux d'azote dans le cadre de la directive nitrates. Les agriculteurs doivent consigner sur papier les effluents d'élevage (engrais, fumier...) qu'ils reçoivent ou qu'ils possèdent. Un relevé qu'ils font déjà dans le cadre d'autres démarches, selon Eric Le Bian. Ronan Kerrien confirme : "C'est un doublon." "Il faut une administration qui soit plus dans le partenariat que dans la destruction, parce que là, c'est un millefeuille qui nous met des boulets aux pieds", ajoute-t-il. 

Eric Le Bian, agriculteur installé à Taulé, dans le Finistère, lundi 22 septembre 2014. (CAROLE BELINGARD / FRANCETV INFO )

Autre point sensible actuellement : la hausse de la fiscalité. Les impôts sont calculés sur les revenus de l'année passée. Or, cette année, les caisses sont vides. "Avant, nous avions la possibilité de lisser les revenus sur plusieurs années. Maintenant, c'est terminé", détaille Ronan Kerrien. A vingt kilomètres de là, à Cléder, Jean-François et Gilbert Salaun emploient un salarié en CDI et des saisonniers à temps plein. Ils jugent les cotisations sociales "démesurées". "Nous payons 40% de cotisations sociales sur les salaires. Nos employés méritent leurs salaires, mais cette année, nous n'arrivons même pas à gagner ce que nous leur donnons", se désole Jean-François Salaun. 

"Travailler à armes égales avec les pays européens"

Eric Le Bian constate qu'il est dur de rivaliser avec les voisins européens. Et selon lui, la concurrence s'accentue. "En Allemagne, la main d'œuvre est peu payée, de 2 à 5 euros de l'heure", assure le légumier. Pour Ronan Kerrien, cette "distorsion de concurrence" est le nœud du problème. "Il faut qu'on puisse travailler à armes égales avec les autres pays européens", souligne l'agriculteur, pour qui une harmonisation est nécessaire, fiscale d'une part, mais aussi environnementale.

Pour exporter leurs récoltes, les 1 500 producteurs de la coopérative répondent à diverses certifications. "Au niveau traçabilité, je ne suis pas sûr qu'il y ait de système aussi draconien ailleurs en Europe", avance Jean-François Salaun. "Aujourd'hui, on se sent abandonné. On nous a trahis. Quand on a fait l'Europe, on nous a dit qu'il fallait évoluer, se soumettre aux certifications pour vendre nos produits à l'étranger, mais on ne vend pas", ajoute amèrement le légumier.

"ll faut être kamikaze pour faire ce métier aujourd'hui"

Entre deux confections de bouquets d'artichauts poivrade, élastiques écrus aux poignets, Jean-François et Gilbert Salaun s'interrogent : "On ne sait pas si on va continuer comme ça. Parfois, on envisage de changer de métier." Tout plaquer et faire autre chose, Eric Le Bian y pense aussi parfois. "Il n'y a aucune profession qui accepterait de travailler autant d'heures pour ce que nous gagnons. Il faut être kamikaze pour faire ce métier aujourd'hui, s'exclame-t-il. La pression est telle que je ne serais pas étonné qu'il y ait des suicides autour de nous".

Derrière l'agriculteur sont accrochées, au mur, les photos de ses trois enfants. "Ma fille aînée est partie travailler en Suisse, et ça me fait mal, l'image qu'elle a gardée du milieu agricole. Mon autre fille fait des études de droit. Elle pense que ce métier, c'est trop d'heures pour ce que ça rapporte. Mon fils a 12 ans, il est intéressé, mais franchement, avec mon épouse, nous ne savons pas si nous devons l'encourager", confie Eric Le Bian. Ronan Kerrien estime qu'il ne faut "décourager personne". "Il faut aider les gens qui veulent entreprendre. Alors, on aura gagné la bataille", assure-t-il.

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