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Enquête franceinfo Financement des partis, conflits d’intérêts : les dérives de la formation des élus locaux

Publié Mis à jour
Article rédigé par Elodie Guéguen, franceinfo
Radio France

Si la formation des élus est une nécessité pour la vie démocratique, elle est aussi un enjeu financier pour les partis politiques.

La formation des élus locaux coûte plusieurs dizaines de millions d’euros, payés par les collectivités locales. Pour profiter de cette manne, la plupart des partis ont leur propre organisme. Et les crédits de formation des élus financent parfois des manifestations organisées par les partis. Voire à préparer les campagnes électorales elles-mêmes. A l’arrivée, un mélange des genres et de potentiels conflits d’intérêt. Franceinfo a mené l’enquête.

Un marché de plusieurs millions d'euros

On dénombre en France près de 600 000 élus locaux qui, comme les salariés, disposent d’un droit à la formation pour parfaire leurs connaissances en matière budgétaire, juridique, réglementaire etc. Les frais sont pris en charge par les collectivités (communes, départements ou régions), c'est-à-dire par le contribuable.

Pour se former, les élus s'adressent à l’un des 200 organismes agréés par le ministère de l’Intérieur. Certains de ces organismes sont indépendants, mais d’autres sont étroitement liés aux partis politiques. Chaque parti cherche à avoir son propre organisme de formation. Les derniers en date l'ont bien compris : La République en marche crée le sien et Les Patriotes, le mouvement de Florian Philippot, l’a vite obtenu.

Ce marché de la formation des élus se porte très bien, on l’évalue à plusieurs dizaines de millions d’euros par an. Une manne dont les partis sont tentés de profiter. "Ces organismes de formation servent à apporter de l’argent frais, qui vient des collectivités, aux partis politiques", selon Eric Darques, l’un des fondateurs de l’association Anticor. 

Ce sont des pompes à fric. Ça permet de faire payer par les collectivités ce qui devrait l'être par le parti politique.

Eric Darques, co-fondateur d'Anticor

Un moyen de financer les événements de partis

Le moyen le plus courant consiste à organiser des sessions de formation lors des congrès et des universités des partis, moyennant pour l'institut un loyer qui peut atteindre 20 000 euros pour la seule location d’une salle. En mettant en place des séances de formation au sein même de ces événements, cela permet ainsi aux élus de faire rembourser par leur collectivité tous les frais engagés pour y assister : billets de train, repas, nuits d’hôtel etc. À condition évidemment d’avoir assisté à une session de formation.

En 2012, un rapport sénatorial dénonçait déjà cette dérive : "Les crédits destinés à la formation n’ont pas pour objet de financer indirectement les événements organisés par les partis politiques." Mais ces pratiques continuent.

Du côté des élus, difficile de trouver quelqu’un pour les condamner car beaucoup en profitent. "Les sommes en cause sont relativement faibles par rapport à d’autres abus que l’on peut constater au niveau de l’État", justifie Philippe Laurent, le secrétaire général de l’Association des maires de France (AMF) qui concède aussitôt que "lorsque cela se produit, ce n’est pas en totale cohérence avec l’esprit qui a présidé à la mise en place de la formation des élus".

Une façon de joindre l'utile à l'agréable

Des formations d’élus ont aussi lieu en marge de grands événements culturels. Ainsi, le Parti socialiste organise chaque année des "rencontres nationales de la culture". Cela se passe en juillet à Avignon, en plein festival, durant une semaine.
Le matin, des ateliers sont organisés par le centre de formation du PS, l’Institut Condorcet. L’après-midi et le soir, les élus sont conviés à des expos, des visites touristiques et des spectacles.

Spectacles, expos, visites : le programme des Rencontres Nationales de la culture de l’Institut Condorcet en 2014. (RADIO FRANCE)

Peut-on considérer cela comme de la formation ? "Oui", affirme Pierre Bourguignon, ancien député socialiste, qui préside le conseil national de la formation des élus locaux : "J’ai été moi-même intervenant à Avignon sur la culture. Je le sais. C’est de la formation."

Une position assumée par le directeur de l’Institut Condorcet : "Ces spectacles-là ne représentent même pas 5 % du coût total de la formation payée par la collectivité", justifie Nicolas Soret.

L’Institut Condorcet a tout de même dû renoncer à une formation cinéma proposée en mai à Cannes. Des élus sur la Croisette, au milieu des starlettes et du champagne, cela posait problème en termes d'image.

Une solution pour gagner de l'argent

Soupçons de détournement de fonds publics. À Lambersart, près de Lille, en décembre 2017, des élus d’opposition ont déposé une plainte pour détournement de fonds publics auprès d’un juge d’instruction parisien. Cette plainte vise des séminaires organisés il y a 5 ans par l’ancien maire, aujourd’hui sénateur Les Républicains, Marc-Philippe Daubresse. La ville de Lambersart a payé l'Association nationale pour la démocratie locale (ANDL), l’institut de formation lié à l’ex-UMP, pour assurer ces séminaires. Pour l’un deux, la facture atteignait 7 500 euros. Avec un seul intervenant.

Convention de formation entre l’ANDL et la ville de Lambersart, en 2012. (RADIO FRANCE)

Problème : l’auteur de l’intervention nous a indiqué n’avoir pas été payé par l’ANDL, mais par la ville de Lambersart, par la collectivité donc. On se demande donc à quoi a servi l’argent versé par la ville à l’ANDL.

Pour l’avocat Joseph Breham, qui a déposé plainte, aucun doute n'est permis : "L’ANDL n’a pas servi à organiser, elle n’a pas servi à former, elle n’a servi qu'à facturer." Ni la ville de Lambersart, ni sénateur LR Marc-Philippe Daubresse, ni la députée Michèle Tabarot -qui préside l’ANDL- n'ont accepté de nous apporter une explication.

"On a eu l'impression de perdre notre temps". A Soisy-sous-Montmorency, dans le Val d’Oise, le maire Les Républicains, Luc Strehaiano, a organisé une formation sur le thème du développement durable pour l’ensemble des élus municipaux. La session a duré moins de deux heures. Et pour cela, l’ANDL a touché 2 000 euros. "Cette 'formation', c’était plutôt une 'information' qui ne nous a strictement rien appris qu’on ne connaissait déjà, affirme Anne Mokry, élue de l’opposition à l’époque. On a eu un peu l’impression de perdre notre temps. Ce n’était pas très sérieux."

Selon la mairie, cette formation était "celle qui répondait au mieux au cahier des charges". Mais le maire n’aurait-il pas choisi cet institut pour d’autres raisons ? Nous avons découvert que Luc Strehaiano faisait aussi partie de l’ANDL et qu’il en était même le trésorier.

Extrait d’un procès-verbal de l’ANDL. (RADIO FRANCE)

Ce document montre qu’en tant que maire, Luc Strehaiano décidait de confier des contrats à un institut de formation dont il gérait lui-même les finances. Malgré nos sollicitations, nous n’avons pas pu obtenir de réponse de sa part.

D'étranges cumuls de fonctions. Marc Fesneau, actuel patron du groupe Modem à l’Assemblée nationale, a longtemps cumulé toutes sortes de fonctions politiques, mais il avait surtout une double casquette : secrétaire général du Modem à titre bénévole et directeur de l’Institut de formation des élus démocrates (IFED), lié au Modem. Ce qui lui rapportait, selon nos calculs, 51 600 euros par an en moyenne.

Extrait de la déclaration d’intérêt de Marc Fesneau, sur le site de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (RADIO FRANCE)

"Ceux qui pensent que je n’ai pas travaillé avec les élus et que je n’ai pas organisé les formations seraient un peu dans le faux", se défend Marc Fesneau, pour qui cet emploi ne posait absolument aucun problème. "Il n’est pas interdit à un secrétaire général de parti d’avoir une activité salariée par ailleurs", confirme l’avocat Philippe Blanchetier. "Maintenant il se trouve que l’activité salariée s’exerce dans les locaux mêmes de l’institut de formation. La légalité n’est pas contestable. Il s’agit de tirer profit d’un engagement politique, cela pose plus un problème du point de vue de la morale et de l’éthique », estime-t-il.

Un outil bien utile en période électorale

Mélange des genres. Il y a tellement peu de cloisonnement que l’institut et le parti sont souvent logés à la même adresse. C’est le cas de l’UDI et de son centre de formation, l'Institut de formation des Démocrates et Indépendants (IFDI). "C’est quelque chose qui devrait être clarifié", admet Philippe Laurent, de l’AMF et maire UDI de Sceaux (Hauts-de-Seine). Les organismes payent-ils des loyers pour être hébergés par les partis ? L’ANDL verse chaque mois 300 euros au parti Les Républicains pour occuper une pièce aveugle de 15 m2 au siège du parti, rue Vaugirard à Paris. Cette question du loyer semble délicate.

Pour ce qui est des locaux du Modem, l’IFED n’a jamais réglé les loyers. On verra si c’est une créance qui sera recouverte ou pas.

Marc Fesneau, président du groupe Modem à l’Assemblée nationale

Il existe de fait une porosité entre le Modem et son institut de formation. Deux documents permettent de montrer que leurs structures sont quasiment les mêmes. Le premier est un document de l’IFED sur lequel on trouve deux numéros de téléphones qui permettent de joindre les responsables de l’institut de formation. Le second document est la fiche à remplir par les élus qui voulaient parrainer François Bayrou à la présidentielle en 2012. Ce sont les deux mêmes numéros, preuve de cette porosité.

En haut : coordonnées de l’IFED, l’institut de formation lié au Modem. En bas : Engagement de parrainage de François Bayrou en 2012 à destination des élus. (RADIO FRANCE)

Ces formations qui préparent les campagnes. Sur son site dédié aux collectivités locales, le gouvernement détaille ce droit à la formation : "Afin de pouvoir exercer au mieux les compétences qui leur sont dévolues, les élus locaux ont le droit de bénéficier d’une formation individuelle adaptée à leurs fonctions." Dans l'article 15 de la loi visant à faciliter l'exercice, par les élus locaux, de leur mandat (31 mars 2015), on apprend que "la mise en œuvre du droit individuel à la formation relève de l'initiative de chacun des élus et peut concerner des formations sans lien avec l'exercice du mandat". 

Sous couvert de former, il arrive que les instituts préparent parfois des campagnes. C’est ce qui explique que les demandes de formation des élus explosent en période préélectorale. 

Sur le marché de la formation des élus locaux, on observe des cycles de demande. Les principales demandes s’expriment surtout à la veille des échéances électorales -élections municipales, cantonales, régionales- et en tout début de mandat.

Extrait du rapport d'information du Sénat publié en 2012

C’est donc un commerce florissant à l’approche des élections. Ce que confirment d’ailleurs des documents internes à l’ANDL, l’association de formation liée aux Républicains, en 2013 : "2013 devrait être une année favorable pour l’ANDL avec la préparation des élections municipales de 2014 et la perspective des élections régionales et cantonales."

On a pu le vérifier : le chiffre d’affaire de l’ANDL a doublé entre 2012 et 2013, passant de 520 000 euros à 1 million d’euros ! "Sans doute que les gens qui suivent ces formations ressentent le besoin d’en suivre une pour pouvoir organiser leur programme", tempère Vanik Berberian, président de l’Association des maires ruraux de France et membre du Conseil national de la formation des élus locaux (CNFEL), qui ne parle pas de financement illégal de campagne électorale.

On retrouve pourtant dans des catalogues des formations qui s’apparentent à des préparations de campagnes électorales : intitulées "objectif : municipales" ou encore "mener une campagne de terrain", cela laisse assez peu de place au doute.

La formation "Mener une campagne de terrain" proposée par l’Institut européen des politiques publiques (IEPP). (RADIO FRANCE)

Cette pratique est loin d’être marginale. Le Parti socialiste s’en est inquiété en 2015. Le premier secrétaire du PS à l'époque, Jean-Christophe Cambadélis, reçoit une note de ses troupes le mettant en garde : des élus chercheraient à se former en période électorale auprès de certains instituts peu attachés au respect des règles.

Extrait du mail alertant Jean-Christophe Cambadélis en juillet 2015. (RADIO FRANCE)

"Je ne supporte pas les organismes qui tentent de dévier les crédits de formation à des fins purement politiques, s’énerve Nicolas Soret, responsable de l’Institut Condorcet. Nous, au Parti socialiste, on met en garde les candidats en disant : 'Attention, vous ne pouvez surtout pas mobiliser les fonds de formation à des fins de campagne électorale, parce que de toute façon, vous allez être rattrapés par les juges de l’élection et vous encourrez une peine lourde d’inéligibilité.'"

Une instance de contrôle vraiment impartiale ?

Ces instituts sont pourtant contrôlés par un organisme, le CNFEL, qui délivre un agrément. Mais certains membres de cet organisme sont eux-mêmes en conflit d’intérêt. C’est le cas de Vanik Berberian. Pendant un temps, il a été à la fois membre de cet organe qui contrôle les centres de formation, et lui-même administrateur d’un de ces centres, en l’occurrence l’IFED, lié au Modem.

Extrait du procès-verbal du conseil d’administration de l’IFED, le 15 janvier 2015. (RADIO FRANCE)

"Je ne suis pas administrateur de l’IFED", tente-t-il d’affirmer... Avant de se raviser : "Au moment où l’IFED a déposé sa demande d’agrément, j’étais effectivement dans le conseil d’administration. Mais je n’ai jamais été convoqué à une réunion ou quoi que ce soit."

Cela pose une fois de plus la question d’un éventuel conflit d’intérêt. Du côté du CNFEL, on reste vague. "On ne peut pas demander à ces membres du conseil de ne plus faire leurs activités d’élus, reconnaît son président, Pierre Bourguignon. Il y aurait conflit d’intérêts s’ils participaient aux débats ou aux votes. Ce qui n’est pas le cas. Donc aucun problème."

Des pistes d'amélioration. Faut-il plus de contrôles, notamment de la part de la Cour des comptes ? Ou doit-on se diriger vers une solution plus radicale ? "Il devrait y avoir une obligation quand vous devenez un nouveau conseiller municipal ou un nouvel adjoint de se former pour les choses principales, accorde Eric Darques, militant anticorruption. Comment bien lire un budget, comment lire un compte administratif, etc."

Mais cela devrait être fait par des organismes indépendants des partis politiques, sous l’égide par exemple de la chambre régionale des comptes.

Eric Darques, co-fondateur d'Anticor

Des organismes placés sous la tutelle de l’Etat donc. Précisons que tous les professionnels de la formation des élus ne sont évidemment pas à mettre dans le même sac. Ce dévoiement du système initié la plupart du temps par les partis eux-mêmes ne doit pas faire oublier une chose : la grande majorité des formateurs des 200 organismes de formation en France sont compétents et irréprochables. Former les élus en démocratie est indispensable.

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