: Vidéo "La vie a perdu de son sel" : le politologue Jérôme Fourquet explique le décrochage de la classe moyenne
Dans son livre "La France sous nos yeux", Jérôme Fourquet analyse le phénomène de décrochage de la classe moyenne ainsi que celui de la construction de l'identité et de la revendication politique par la consommation et les modes de vie.
Le politologue et directeur du département "Opinon" à l'institut de sondages Ifop, Jérôme Fourquet, explique jeudi 11 novembre 2021 sur franceinfo le phénomène de décrochage de la classe moyenne, qui est selon lui au départ de la crise des "gilets jaunes". Dans son livre La France sous nos yeux (Seuil), il explique aussi comment le Nutella, la country et le kebab sont devenus des enjeux de construction identitaire et de revendication politique.
franceinfo : Comment va la France ?
Jérôme Fourquet : La société française se remet progressivement d'une épreuve hors norme qu'a été le Covid et que tout le monde n'a pas traversée de la même manière : il y en a qui sont ressortis du stand plein gaz et tout va bien pour eux, d'autres sont en difficulté. On dit que les Français ont économisé 150 milliards d'euros, à chaque fois on dit "les Français", "les gens", mais ce ne sont pas tous les Français, ce sont les "îles" les plus favorisées de "l'archipel". Il y a d'autres îles qui étaient plus en difficulté déjà avant le Covid-19 et qui aujourd'hui sont en crise.
Un autre élément qui nous frappe beaucoup c'est qu'à la sortie des deux premiers confinements, 10% des Français nous disaient vouloir complètement changer de vie et 25% voulaient changer énormément de choses et cela peut être changer de boulot, changer de conjoint, changer de lieu de résidence. On voit typiquement que sur le marché de l'emploi, il y a des secteurs entiers où toute une partie des salariés ne sont pas revenus, comme la restauration, le BTP ou les stadiers.
Dans votre livre, vous expliquez que, ces 30 dernières années, la France est passée d'une économie de la production à une économie de la consommation. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Le printemps 1992 est une période de référence qui incarne ce basculement. Il y a la fermeture définitive de l'usine Renault-Billancourt le 30 mars qui a symbolisé l'histoire industrielle française, les luttes sociales, et puis 12 jours plus tard, le 12 avril 1992, il y a l'inauguration de Disneyland Paris. On bascule d'un modèle économique organisé autour de la production, l'industrie, l'agriculture, la pêche sur les littoraux, à une économie qui tourne essentiellement sur la consommation, le tourisme et les loisirs. Cela veut dire beaucoup de choses en termes d'aménagement des territoires, et ça crée de nouvelles inégalités. Des territoires ont de nouvelles locomotives économiques : Disney est la première destination touristique européenne et donc française, c'est 7% du chiffre d'affaires du secteur touristique en France.
"Il y a aussi des mutations en termes de catégorie sociale car ce ne sont plus les mêmes emplois. Ce n'est plus non plus le même paysage syndical puisqu'on n'a pas la même conscience de classe quand on est à la chaîne chez Renault et quand on est vendeur chez Disney ou qu'on va travailler chez Amazon."
Jérôme Fourquet, auteur de "La France sous nos yeux"à franceinfo
Tout cela a changé sous nos yeux sans forcément nous en rendre compte. Ce sont aussi des drames dans ce qu'on a appelé la France périphérique, puisque ne serait-ce que sur la période allant de 2008 à aujourd'hui, ce ne sont pas moins de 950 industriels de plus de 50 salariés qui ont fermé leurs portes. On a écrit tout un chapitre avec des monographies qui s'intitule "Que reste-t-il quand toutes les usines ont fermé ?" puisque c'était à la fois des emplois, des sous-traitants, une sociabilité, un soutien actif aux associations sportives, aux clubs.
Cela signifie-t-il qu'une partie de la population s'est retrouvée déclassée et qu'une autre a pris le pas ?
C'est une mutation des catégories sociales et il faut bien voir aussi que l'industrie permettait de verser un certain nombre de salaires qui n'étaient pas forcément mirifiques mais qui permettaient aux gens qui venaient des catégories populaires de s'accrocher à la classe moyenne, cela ouvrait aussi des perspectives d'ascension sociale, mais aujourd'hui, avec notre nouveau modèle économique, ces choses sont beaucoup plus compliquées.
Où est la France qui décroche ? Est-ce que c'est celle des banlieues, des périphéries, de la "diagonale du vide" qu'on a décrite pendant des années ?
C'est un peu tout ça. Je n'oppose pas les France les unes aux autres, entre la France des "gilets jaunes", du péri-urbain et des banlieues. Selon les indicateurs socio-économiques, il y a des difficultés sociales un peu partout. Vous parlez de décrochage, nous on parle de "démoyennisation", c'est-à-dire le fait que le bas de la classe moyenne a décroché. On essaie de montrer ce phénomène par la consommation, par les modes de vie, parce que la consommation et les modes de vie sont aujourd'hui centraux dans la construction des identités.
Vous écrivez que l'obsession de la classe moyenne aujourd'hui est : "Si à 40 ans, tu ne peux pas payer des Nike ou du Nutella à tes enfants, tu as raté ta vie". C'est vrai ?
C'est un clin d'œil à la petite phrase de Jacques Séguéla qui parlait de Rolex. Pour moi, c'est le terreau psychologique sur lequel s'est déployée la crise des "gilets jaunes". Aujourd'hui, dans une société qui ne croit plus trop en Dieu, qui ne croit plus non plus au grand soir, le bonheur c'est ici et maintenant, c'est ce que je peux m'offrir, c'est ce que je peux payer à mes enfants, et ma position dans la société est signée, caractérisée par les marques que je peux acheter, les enseignes que je fréquente.
Quelques mois avant la crise des "gilets jaunes", il y a eu ce que des commentateurs ont appelé "les émeutes du Nutella" : quand une grande enseigne de grande distribution a fait une promotion sur ce produit iconique, nous étions le 20 du mois, beaucoup de Français à ce moment du mois sont obligés d'acheter des sous-marques ou des marques génériques, ça a créé un appel d'air très fort et tout cela a viré au pugilat dans les rayons.
"Certains y ont vu un signe de paupérisation de notre société, nous ont joué les violons sur les émeutes de la faim, mais on était pas du tout là-dedans. Nous, on y a vu le poids décisif qu'ont pris ces marques et la consommation dans la construction de nos identités et donc sur la France."
Jérôme Fourquet, auteur de "La France sous nos yeux"à franceinfo
La crise des "gilets jaunes", c'est ça. Beaucoup de gens sur les ronds-points disaient : "Je travaille, ma femme travaille, et une fois qu'on a tout payé il ne nous reste plus rien". S'ils n'ont plus la capacité d'emmener leur conjoint au cinéma une fois de temps en temps ou de payer un restaurant à leurs enfants - ce qu'ils appellent les petits extras - la vie a perdu de son sel et ils nont plus le sentiment d'appartenir à cette grande classe moyenne qui peut continuer à être à la grande table de la consommation.
Vous donnez aussi l'exemple de la popularité de la country dans notre pays dont on ne parle pourtant jamais. Cela montre la rupture dans la société française ?
Il y a 9% des Français qui font ou ont fait de la country, cette danse néo-folklorique inventée aux Etats-Unis. Elle est arrivée en France via des bars ambiance saloon de Disney et s'est propagée partout. Il y a plus de 2 000 clubs de country en France, mais c'est sous les radars médiatiques et scientifiques. On n'a trouvé aucun travail universitaire dessus. On l'explique parce que les médias et les universitaires appartiennent à des îles de l'archipel qui ne sont pas connectés avec cette France qui danse la country. Par exemple, cette policière qui avait été assassinée à Rambouillet il y a quelques mois dirigeait l'association de country de son quartier.
Le cas de la country nous dit à la fois le décrochage et l'ampleur de l'américanisation de la société française et la puissance de ce phénomène qui a été capable de produire des imaginaires adaptés à chacune des îles de l'archipel français : en gros, il y a la country pour la France périphérique, le rap pour les banlieues, le Starbucks coffee et la startup nation pour la France des métropoles, et vous voyez que chaque catégorie sociale a son imaginaire américain. Les journalistes français rêvent de faire leur Watergate, les chauffeurs routiers français rêvent des trucks américains, les pompiers français envient les pompiers de New York, etc. Il y a un imaginaire américain qui a colonisé complètement la société française.
Vous prenez aussi l'exemple du kebab. Selon vous, on est parti du steak-frites dans les années 1980 au kebab aujourd'hui. Qu'est-ce que ça raconte ?
Le steak-frites fait de la résistance quand même, c'est encore l'un des plats préférés des Français, mais le kebab nous raconte beaucoup de choses. D'abord, ça montre le poids de l'immigration dans la société française qui a beaucoup transformé sa physionomie. Mais aussi le phénomène tout à fait spectaculaire d'ouverture aux influences étrangères de notre société. On a parlé de l'américanisation mais on ne s'est pas arrêtés là. Après la couche Yankee, il y a la couche orientale avec le kebab, le halal, les bars à chicha. Ces changements heurtent une partie de la population et le kebab est devenu un enjeu de joute politique entre une droite nationaliste qui fustige l'invasion des centre-villes français par les kebabs et une autre partie de l'échiquier politique qui se fait photographier en train de manger un kebab.
Vous voulez dire qu'il y a une peur d'un "grand remplacement" culinaire dans l'opinion ?
Quand on interroge les Français, notamment ceux qui sont tentés par Eric Zemmour, beaucoup adhèrent aux phrases : "On ne se sent plus chez nous comme avant", "on ne reconnaît plus le pays". C'est pour ça que dans notre livre on parle beaucoup des paysages parce qu'ils façonnent beaucoup notre représentation des choses. Le fait qu'on voit apparaître ce type de commerce dans certains quartiers peut constituer la preuve palpable, pour certains Français, de l'ampleur des transformations que le pays a connues, mais s'ils quittent le centre-ville où ils peuvent croiser des kebabs et s'ils vont en voiture dans les centres commerciaux qui entourent nos villes, ils vont voir aussi beaucoup de Buffalo Grill et autres, et donc que la transformation s'est faite dans de très nombreuses directions.
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