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Récits de migrants : l'enfer en mer Méditerranée

Mathilde Lemaire a recueilli le témoignage d’Abderrahmane, arrivé par la mer au péril de sa vie en Italie, puis à Paris. Une traversée dangereuse, comme le rappelle douloureusement l'actualité. Depuis le début de l'année, le nombre de migrants morts ou disparus en Méditerranée approche les 3.000.
Article rédigé par Mathilde Lemaire
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
  (Des milliers d'Africains s'embarquent dans des navires précaires pour rejoindre l'Europe chaque année © MAXPPP)

Place de la Chapelle, XVIIIe arrondissement de Paris. Des dizaines de migrants africains errent là. Des hommes pour la plupart, entre 15 et 30 ans. Le soir ils cherchent un recoin où dormir sur des cartons. Là, à deux pas du métro, nous rencontrons Abderrahmane, 25 ans. Il a fui son pays, le Soudan, à cause des violences. Abderrahmane a des traits fin, les joues creuses et des yeux noirs de jais. Son exode débute en février dernier. Par cinq mois de marche dans le désert avec trois copains de son village. Arrivés à Zuwara sur la côte libyenne, ils découvrent des conditions de vie plus dangereuses encore qu'au Soudan. C'est là qu'Abderrahmane et ses amis rencontrent ceux qui leur promettent une traversée vers l'Europe.

Tabassé pour avoir réclamé à manger

"On marchait dans la ville quand ils sont venus vers nous. J'étais content quand ils m'ont parlé d'une possibilité de fuir, de rejoindre l'Italie. Ils nous ont emmenés en voiture jusqu'à un hangar, où on a retrouvé plein d'autres Africains de différents pays. Dans ce hangar, nous sommes restés quinze jours. Il faisait chaud, nous n'avions pas de lumière. Juste un petit pain par personne par jour. Quand j'ai protesté pour avoir plus de nourriture, je me suis fait tabasser ", se souvient le jeune homme.

Abderrahmane commence à nourrir de la rancœur contre ces hommes violents qui lui ont pris toutes ses affaires. Mais il leur a versé toutes ses économies : 2.200 dollars. Alors, il choisit avec ses trois copains de faire confiance à ces passeurs libyens.

Le 14 août, à la nuit tombée, ils les suivent. Direction la plage. "Quand on est entrés dans l'eau, on a distingué le bateau dans l'obscurité. On nous avait promis un chalutier, mais c'était un pneumatique de 12 mètres sur 2 ! On est quand même montés à bord. Nous étions 95, serrés comme vous n'imaginez pas. Les passeurs, eux, étaient installés à l'aise sur un autre bateau, devant. Ils nous ont juste distribué une bouteille d'eau par personne, parce que soit disant le voyage ne prendrait que 13 heures . Il a duré trois jours !", raconte le garçon.

Trois amis morts noyés dans la traversée

Trois jours en enfer. La journée, il y a le soleil brûlant dont Abderrahmane ne parvient pas à se protéger. La nuit, tout le monde a peur à cause des vagues en pleine face. Epuisé, le jeune clandestin s'est évanoui plusieurs fois. "Si je bougeais, je risquais de faire chavirer le bateau... alors je ne bougeais pas. Je ne sentais plus mes jambes. J'ai fait mes besoins sur moi. Ce qui m'a marqué ce sont les cris, les pleurs des enfants. Il y avait neuf enfants et sept femmes à bord" .

"De toute façon au Soudan, c'était la mort assurée, alors je ne regrette pas d'être ici à Paris"

Cela fait plus de 48 heures qu'Abderrahmane et ses 95 compagnons d'infortune ont quitté les côtes africaines quand les passeurs décident de faire demi-tour, de les laisser là au milieu de la Méditerranée. "On ne voyait que de l'eau... rien d'autre à l'horizon. Les passeurs sont partis. Forcément, on a eu encore plus peur. Mais au moins ceux-là nous ont accompagnés jusqu'aux eaux internationales. Certains ne vont même pas jusque là !", explique Abderrahmane.

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Le pire est ensuite arrivé : une panne de carburant,  puis une latte du plancher qui se brise. L'eau commence à monter dans le bateau. Un passager parvient avec un portable à contacter quelqu'un à Lampedusa, mais le temps que la marine italienne intervienne, 37 passagers sont morts noyés. Abderrahmane, les yeux embués, raconte : "C'était tellement l'horreur... je n'ai pas vu tout de suite que mes trois  am is étaient parmi ceux qui avaient coulé... C'est quand on a été secourus que je les ai cherchés et que j'ai compris que je ne les reverrais jamais... on savait qu'on pouvait mourir. lls connaissaient ce risque... mais de toute façon au Soudan c'était la mort assurée. Alors, je ne regrette pas ce que j'ai fait, je ne regrette pas d'être ici à Paris".

Oublier l'enfer, penser à l'Angleterre

Au pied du métro la Chapelle, Abderrahmane s'est lié d'amitié avec un autre clandestin, Kibrom, originaire d’Erythrée. Le jeune homme de 29 ans écoute le témoignage de son compagnon. Ses mains tremblent, il a envie de se confier à son tour.  Lui aussi a traversé la Méditerranée le mois dernier, mais depuis les côtes égyptiennes, pour 3.000 dollars. "Mon bateau à moi était plus grand, mais on était 300 et ca a duré 20 jours ! 20 jours sans dormir, à manger du pain recouvert de champignons. J'ai cru mourir car la mer a failli nous emporter, mais aussi parce que nous avons été vite à court d'eau. Plusieurs personnes sont décédées à bord. J'ai cette image en tête d'une femme, on a mis longtemps à voir qu'elle ne respirait plus. Puis avec la chaleur son corps s'est vite décomposé. C'est moi qui ai décidé de jeter son cadavre à l'eau. Des enfants regardaient. Un cauchemar",  confie Kibrom.

Abderrahmane et Kibrom voudraient ne plus penser maintenant à l'enfer qu'a été la traversée de la Méditerranée. Le soir, allongés sur un bout de trottoir parisien, quand ils ferment les yeux, les deux jeunes préfèrent rêver de l'Angleterre. Dès demain, ils prendront la route pour Calais.

"C'était tellement l'horreur" : le reportage de Mathilde Lemaire à la rencontre de migrants

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