"Obliger les gens à ne pas garder leurs cheveux naturels, c'est renier ce qu'ils sont" : pourquoi légiférer sur les discriminations capillaires ?

Article rédigé par Lou Inès Bes
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Un lissage dans un salon de coiffure (illustration). (DIGITALVISION VIA GETTY IMAGES)
Une proposition de loi pose la question des discriminations raciales fondées sur l'apparence physique en lien avec les cheveux, notamment en milieu professionnel.

"Mon apparence ne justifie pas mes compétences", lance Kenza Bel Kenadil, 257 000 abonnés sur Instagram, 692 600 sur TikTok, dans une de ses vidéos titrée "Nos cheveux sont professionnels". Dans cette vidéo, elle assume plusieurs styles de coiffure afro : "Même coiffée comme ça, je suis totalement professionnelle". Dans les commentaires, Kenza Bel Kenadil incite ses abonnés à confier leurs anecdotes sur leurs cheveux au travail et elle fait référence à la proposition de loi sur les discriminations capillaires, portée par le député de Guadeloupe Olivier Serva (groupe Liot). L'Assemblée nationale se penche en cette fin mars sur cette proposition de loi, qui vise à sanctionner ces pratiques au travail, une initiative dont l'utilité est contestée. 

Concrètement, la proposition de loi transpartisane prévoit d'ajouter aux discriminations fondées sur l'apparence physique le critère spécifique des discriminations capillaires, "notamment la coupe, la couleur, la longueur ou la texture de leurs cheveux". Le texte propose d'ajouter ce complément au Code pénal, au Code du travail ainsi qu'au Code de la fonction publique.

Bien que le député Olivier Serva précise qu'il veut protéger également les hommes chauves et les femmes blondes des discriminations au travail, à la lecture de l'exposé des motifs , on comprend qu'elle vise en partie à lutter contre les discriminations raciales à l'encontre des personnes perçues comme non-blanches. En effet, les cheveux dits texturés "englobent les cheveux ondulés, frisés, crépus, bouclés", selon Daba Diokhané, fondatrice de la plateforme Dioka, qui revendique son expertise sur les cheveux texturés, et sont très majoritairement des cheveux de femmes et d'hommes catégorisés au quotidien comme noirs, métis ou arabes. 

Des cheveux frisés jugés "non professionnels"

Le premier argument avancé par la proposition de loi est celui de la discrimination en entreprise. "Aujourd’hui, selon une étude menée conjointement par Dove et LinkedIn aux États‑Unis où les sondages ethniques sont autorisés, deux tiers des femmes afro‑descendantes changent de coiffure avant un entretien d’embauche. Leurs cheveux sont 2,5 fois plus susceptibles d’être perçus comme non professionnels" est-il écrit. Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont d'ailleurs déjà légiféré sur la discrimination capillaire.

En France, sans la possibilité de faire de statistiques ethniques, ces chiffres n'existent pas, mais les exemples abondent. Parmi les plus médiatisés, il y a les commentaires et insultes à l'encontre d'Audrey Pulvar sur ses cheveux non lissés puis tressés qui ont poussé l'ancienne journaliste à répondre en 2018 sur X : "On a le droit, en tant que noir·e, de changer de coiffure quand on veut ?"

Un an plus tard, Sibeth Ndiaye, alors porte-parole du gouvernement était à son tour moquée pour le supposé manque de sérieux de ses cheveux portés au naturel lors de sa passation de pouvoir, le 1er avril 2019. La sociologue Juliette Smeralda analysait cette séquence lors d'une interview à franceinfo : "Le cheveu crépu, qui n’est pas porté par ceux qui représentent le pouvoir et qui conçoivent les habits et les coiffures du pouvoir, n’est pas toléré par ceux qui se sont réservé un droit absolu sur cet espace. Les mêmes soubassements idéologiques opposent le privé au public, l’homme à la femme, les dominants aux dominés".

Carmen Diop, psychologue du travail et doctorante en sociologie à l'université Paris 8 Vincennes-Saint Denis, étudie la condition professionnelle des femmes noires diplômées en France et leur expérience sociale. Elle le confirme : parmi ses entretiens de recherche, l'injonction à avoir une coiffure "professionnelle" revient fréquemment. "Une femme me disait : 'Je me suis autocensurée, je mettais des perruques, je faisais des tissages', relate-t-elle. Une autre, cheffe d'équipe dans l'informatique, avait tellement intériorisé cette injonction que lorsqu'elle recrutait des femmes noires, elle leur disait de ne pas travailler avec leurs cheveux naturels ou avec des tresses car elles sont symboliquement assignées aux personnes noires".

Même constat pour Daba Diokhané, qui répertorie les salons adaptés aux cheveux texturés à travers un label attribué par Dioka : "J'ai régulièrement des abonnées qui me disent qu'elles ne peuvent pas aller au travail avec leur afro ou leurs boucles si elles ne sont pas parfaitement définies. Et souvent, elles les lissent pour que cela fasse plus professionnel". 

Or, si certains cheveux sont jugés "non professionnels", les tissages, les tresses avec rajouts, les perruques collées ou encore les lissages et défrisages à l'aide de produits chimiques ne sont pas naturels. Pire, ces procédés de coiffure peuvent comporter des risques pour la santé et sont pour certains coûteux et douloureux. C'est d'ailleurs le deuxième argument avancé par le député Olivier Serva en se basant sur une étude des National Institutes of Health (NIH) américains, publiée en octobre 2022 et citée par Le Monde. L'étude révèle que le risque de contracter un cancer de l’utérus est 2,5 fois plus élevé chez les femmes qui utilisent des produits capillaires pour défriser leurs cheveux que chez celles qui n’en utilisent pas.

Aborder le tabou du racisme

Ainsi, qu'elle soit adoptée ou non, cette proposition de loi est loin d'être anecdotique, selon Carmen Diop qui y voit une opportunité de montrer que "les sujets tabous finissent par réémerger". "Ce racisme qui s'appuie non pas sur une religion ou une culture mais sur des caractéristiques physiques" en fait partie. Elle ajoute : "Obliger les gens à ne pas garder leurs cheveux tels qu'ils sont, c'est une manière de les renier par rapport à ce qu'ils sont". Le troisième et dernier argument de la proposition de loi est d'ailleurs l'estime de soi et la dignité. 

En outre, l'initiative du député Olivier Serva trouve un écho dans une tendance de plus en plus affirmée pour les femmes comme pour les hommes à laisser ses cheveux au naturel et sortir des normes esthétiques imposées à une partie de la population. C'est le "mouvement Nappy" qui a débuté dans les années 2000. En France, le blog Black Beauty Bag créé en 2007 a contribué à explorer la question des discriminations capillaires. Et cela suit aujourd'hui du côté des produits et des coiffeurs, "même si c'est encore timide du côté des salons", alerte la fondatrice de Dioka. "Sur les quelque 100 000 salons de coiffure en France, environ une centaine seulement s'occupe de toutes les textures de cheveux (...) alors que l'on est dans une société de plus en plus métissée". 

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