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"Comment le porno amateur pousse les actrices à aller toujours plus loin" : infiltré pendant un an, il raconte l'envers du décor

Article rédigé par Bastien Hugues - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 12 min
 

Absence de consentement, pratiques dégradantes, non-respect du droit du travail... Après plus d'un an d'enquête en immersion, le journaliste Robin d'Angelo publie un livre qui dévoile les coulisses peu reluisantes du porno amateur.

Il est passé "de l'autre côté de l'écran". Pour dévoiler le vrai visage du porno amateur français, le journaliste Robin d'Angelo a passé plus d'un an au plus près des producteurs, réalisateurs, acteurs et actrices. Une enquête en immersion qui l'a poussé à assister à de nombreuses scènes, à accepter un rôle de figurant dans un film et même à remplacer un caméraman au pied levé pour dépanner un producteur. Objectif : comprendre comment sont fabriquées les vidéos "amateur" regardées chaque jour par des millions d'internautes en France. Résultat : un livre* édifiant, glaçant, où se mêlent absence de consentement, pratiques dégradantes ou encore non-respect du droit du travail.

Franceinfo : Quelle image du "porno amateur" aviez-vous avant de débuter votre enquête ?

Robin d'Angelo : Celle de petits couples, souvent issus du milieu libertin et qui, pour se faire plaisir, pour réaliser un fantasme, décidaient de passer devant la caméra. J'avais aussi en tête que les gens qui étaient derrière ce genre de vidéos étaient eux-mêmes des amateurs.

Et c'est finalement loin de ce que vous avez constaté sur le terrain...

On est effectivement très loin des scénarios qui présentent des filles venues réaliser un fantasme. C'est un genre tenu par des professionnels qui s'inscrivent dans un vrai circuit de production et qui sont là pour gagner de l'argent. C'est un détail mais, dans ce milieu, on parle d'ailleurs de "pro-am" pour "professionnel-amateur". Là où ce type de porno se veut amateur, c'est essentiellement dans l'esthétique voyeuriste et exhibitionniste qu'il véhicule. Il est réalisé avec peu de moyens avec des actrices bien souvent débutantes.

Votre enquête est publiée un an après le début de la vague #MeToo. Or, on découvre tout au long du livre un milieu où les femmes sont constamment soumises et humiliées par des acteurs et des réalisateurs qui, pour la plupart, se moquent totalement de leur consentement...

Cette idée de toujours repousser le consentement des actrices est l'un des fils directeurs de la production du "porno amateur". Sur les tournages auxquels j'ai assisté, il est par exemple arrivé à plusieurs reprises que les producteurs ne précisent pas aux actrices les pratiques qui vont être réalisées, notamment pour ne pas les effrayer. Lors d'une scène, l'un d'eux m'a expliqué avant de débuter le tournage : "Je ne lui dis pas tout... Ensuite, on verra sur le moment. Ça passe ou ça casse." Et en l'occurrence, l'actrice était furieuse de devoir faire des choses qui n'étaient pas prévues et qu'elle ne voulait pas faire.

On réalise que tout le travail du producteur, c'est d'amener l'actrice à dire oui. Face à une fille qui ne voulait pas faire une scène de sodomie, j'ai entendu un producteur répondre : "Tu crois qu'une patineuse artistique, elle ne se foule pas la cheville ?" Après discussion, l'actrice a fini par accepter la scène. Quand j'en ai parlé avec elle après, elle m'a dit : "Je n'ai pas le pouvoir de dire non."

Le mouvement #MeToo s'est-il arrêté aux portes de l'industrie pornographique ?

En France, la seule qui s'est saisie de ce mouvement, c'est Nikita Bellucci, mais pour dénoncer le harcèlement dont elle était victime sur les réseaux sociaux en tant qu'actrice porno.

Aucune actrice ne s'est saisie de #MeToo pour dénoncer les problèmes récurrents sur les tournages, notamment autour de la question du consentement.

Robin d'Angelo

Et de fait, cela paraîtrait incongru de dénoncer ce genre de pratiques, puisque si une actrice parle, tout s'arrête pour elle et elle ne gagne plus d'argent. Il faut ajouter que la plupart des actrices ne sont pas très politisées et qu'elles n'ont pas non plus forcément envie d'être exposées, de sortir de l'anonymat…

Comment expliquez-vous que ces jeunes actrices acceptent des choses qui semblent, pour la plupart des gens, absolument abjectes ? 

Sur la dizaine d'actrices que j'ai rencontrées, quasiment toutes ont des parcours d'écorchées vives, qui ont subi des violences de toutes sortes dans leur enfance ou leur adolescence. C'est ce qui explique une sorte de normalisation de la violence chez elles, là où certaines choses nous paraissent abjectes. Elles n'ont pas le même ressenti que nous.

Une jeune actrice m'a expliqué avoir été violée pendant des années par sa mère et par son grand-père. Alors ce qu'elle vit dans le porno amateur, elle m'a dit que "ça glissait" sur elle. Une autre m'a confié : "La société ne m'a pas respectée depuis ma naissance. Plus rien ne peut m'atteindre." Et beaucoup disent : "C'est un milieu dur et tout le monde ne pourrait pas faire ce que l'on fait." Finalement, tout en étant des personnes vulnérables, elles affichent une certaine force.

Comment atterrissent-elles dans ce milieu ?

Toutes y voient un moyen de se faire de l'argent "rapide". Il y a plein de manières possibles et cela peut aller très vite. Certaines y entrent via les réseaux sociaux, d'autres via une rencontre avec quelqu'un qui a déjà un pied dans le porno amateur...

Votre enquête pointe également le fait que le passage dans le porno amateur est généralement très éphémère pour les actrices – généralement de l'ordre de quelques mois. Pour quelles raisons ?

C'est directement lié à la consommation que les gens ont du porno. Ceux qui regardent des vidéos veulent systématiquement voir de nouvelles actrices, de la "chair fraîche". Aujourd'hui, le boulot des producteurs est de sans cesse renouveler leur catalogue et donc de trouver de nouvelles filles. Ce qui fait dire à un producteur que, pour les filles, le plus dur n'est pas d'entrer dans le porno, mais d'y rester.

Ce qui pousse les actrices à aller toujours plus loin, à repousser les limites de l'acceptable...

Grosso modo, il y a une dizaine de producteurs en France. Une fois que la fille a fait la "tournée" de ces producteurs, c'en est fini pour elle. Sauf, en effet, à aller toujours plus loin, à faire des scènes de plus en plus trash, ou même à aller à l'étranger, pour faire la tournée des producteurs en République tchèque, en Hongrie ou en Espagne par exemple. Mais généralement, ce sera pour accepter des pratiques encore plus violentes. Imaginez que l'un des plus gros sites de porno amateur européen a pour spécialité la "triple pénétration anale", soit trois verges en même temps dans l'anus...

Votre enquête pointe un paradoxe : elle explique que ces jeunes femmes "acceptent" tout ce qui leur est imposé justement car, pour la première fois, elles se sentent considérées. Des caméras les filment. Des centaines, des milliers voire des millions de personnes voient leurs vidéos. Elles ont des fans sur les réseaux sociaux...

Lorsque j'ai rencontré pour la première fois Lola, l'une des actrices dont je raconte l'histoire dans mon livre, je lui ai demandé pourquoi elle avait décidé de faire du porno amateur. Elle m'a répondu : "L'argent et les fans." Au début, j'ai eu envie de rire. Et puis un jour, j'ai accompagné une autre actrice à un rendez-vous qu'elle avait donné à trois fans à la terrasse d'un café à Paris. Et j'ai vu ces trois hommes la regarder avec admiration, comme des petits garçons, lui offrir des cadeaux, se faire beaux pour la séduire mais absolument sans être graveleux.

Tout en ayant conscience de la dureté de ce milieu et la violence des tournages, l'une des actrices que j'ai rencontrées, au parcours très compliqué – violée par son père, elle a grandi de foyers en familles d'accueil… –, m'a dit : "J'ai toujours voulu être célèbre. Qu'on s'intéresse à moi, qu'on me fasse des cadeaux. Parce que j'ai beaucoup connu la galère, je sais ce que c'est de rien avoir. Et au jour d'aujourd'hui, j'ai tout. C'est comme ça que j'ai réussi à me sentir vivante."

C'est pour ça qu'à mon sens, il ne faut pas voir les actrices comme des victimes, car elles tirent quelque chose de cette expérience dans le porno.

Robin d'Angelo

Sauf qu'un jour, tout s'arrête. Les producteurs n'appellent plus, ne répondent plus... Comment réagissent-elles ?

Celles qui font cela pour la "reconnaissance" ont en effet le sentiment d'être abandonnées, qu'on leur tourne le dos... Cela peut être dur psychologiquement.

Mais celles, nombreuses, qui font cela essentiellement pour l'argent, sont généralement dans un "circuit" plus large : elles sont aussi strip-teaseuses, escort girls, se dénudent sur des sites de webcam... Alors, quand leur parcours s'arrête après une dizaine de scènes et quelques centaines d'euros gagnés, certaines partent à l'étranger. Après une longue pause, d'autres reviennent dans le circuit pour refaire quelques scènes et ainsi regagner un peu d'argent. 

Entre-temps, elles peuvent en souffrir dans leur vie privée...

Judy, l'une des actrices que je suis au cours de mon enquête, me raconte comment, avec le porno, elle a été très rapidement identifiée dans sa ville de banlieue parisienne. Comment le petit frère d'une amie lui a envoyé sur son téléphone une photo de son sexe. Comment un homme en voiture s'est arrêté à sa hauteur pour lui faire des gestes obscènes. Et moi-même, lors d'une interview dans l'arrière-salle d'un café, je suis témoin de ce type de harcèlement qu'elle doit affronter au quotidien, lorsqu'un homme qu'elle ne connaît pas surgit, en lui faisant des allusions oppressantes, agressives...

D'autant que c'est un milieu où le droit à l'oubli ne semble pas exister...

Lorsqu'une jeune femme va demander au producteur de retirer la vidéo d'internet, il va lui répondre que le seul moyen, c'est de "racheter" la vidéo. On va lui dire : "Tu vas payer ce que j'ai investi sur toi, c'est-à-dire ton cachet, mais aussi celui de l'acteur, les frais engagés pour le décor, pour le matériel, etc." Disons 1 500 euros par exemple, et ce alors que la vidéo risque, de toute façon, de continuer à tourner sur les sites illégaux. Ça montre bien le côté très cynique et très capitaliste de ce milieu.

Comment réagissent les hommes qui gèrent ce business quand vous les interpellez sur le sort des actrices ?

Ils ne se sentent pas coupables et réagissent de manière très cynique. Ils se déresponsabilisent en disant : "Si je n'étais pas là, ce serait pareil. Quoi qu'il arrive, la vie de cette actrice est trash. Et puis de toute façon, je ne suis pas le pire d'entre tous. Si elle n'avait pas tourné avec moi, elle l'aurait fait avec un autre..." Et comme, eux aussi, leur but est de gagner de l'argent, et bien tant qu'à faire, autant que ce soit eux qui en gagnent, plutôt que l'autre. Quand j'ai interpellé l'un des producteurs, Mat, sur le sujet, il m'a répondu : "Je suis le premier à leur dire 'Tu ne penses pas que tu as mieux à faire ?' Maintenant, j'vais pas non plus plomber mon business. On est là pour bosser."

Dans votre livre, vous suivez aussi ce producteur incontournable dans le milieu, dont la spécialité est de faire tourner une scène à une jeune femme avec des dizaines d'hommes masqués ou cagoulés. Il demande des choses invraisemblables, dont certaines portent atteinte à la dignité humaine des actrices. On se demande alors où est le droit et notamment le droit du travail ?

Dans ce milieu, beaucoup de scènes sont payées au noir. On ne voit pas, ou très peu de contrats de travail. Rien de ce que doivent faire les actrices au cours d'une scène n'est écrit noir sur blanc. Certains producteurs feraient simplement signer un papier, selon lequel l'actrice s'engage à déclarer ses revenus à l'Urssaf sous un statut d'auto-entrepreneuse. En fait, les seuls contrats signés sont des contrats de droit à l'image.

Ce qu'un producteur répond sur ce point, c'est que les filles n'en ont rien à faire des contrats de travail. Que ce qu'elles veulent, c'est leur argent. Et dans les faits, au cours de mon enquête, je n'ai jamais entendu une seule actrice se plaindre de ne pas avoir de contrat, quel qu'il soit.

On reste dans une économie informelle, comme si cela arrangeait tout le monde.

Robin d'Angelo

C'est aussi pour cela que ce secteur reste hermétique aux discours sur le droit du travail. Ça reste juste un moyen de se faire un peu d'argent en douce.

Sauf au sommet de la pyramide, où règne le roi du porno amateur en France : le site Jacquie et Michel. Quel est leur modèle de fonctionnement ?

Ils se présentent comme une plateforme de diffusion. Ils ont un petit noyau de producteurs, à qui ils commandent des scènes, qu'ils revendent ensuite à leurs internautes. C'est ce qui leur permet de dire qu'ils ne sont "pas au courant" lorsqu'il y a des problèmes sur des tournages. En réalité, ils sont bien au fait de la manière dont fonctionne cette économie, de la manière dont se déroulent les tournages, du profil des gens qui font ces vidéos... D'ailleurs, à la fin d'une interview, l'un des responsables de Jacquie et Michel me lance : "Ça ne va pas être trop dur de dépeindre le truc sans que ce soit trop glauque ?" En attendant, le groupe a revendiqué un chiffre d'affaires de 15 millions d'euros en 2016...

Au terme de votre longue immersion dans ce milieu, considérez-vous que le porno amateur a vocation à évoluer, notamment vers un genre plus respectueux des femmes ?

Pour moi, le porno amateur est juste le reflet grossissant du sexisme de notre société. Et l'enquête donne aussi à réfléchir à ceux qui consomment ces vidéos. Pourquoi les regardons-nous ? Pourquoi avons-nous ce genre de fantasmes ? Quelle responsabilité avons-nous sur la situation actuelle en regardant ces vidéos ? Comment peut-on déconstruire l'organisation actuelle des relations hommes-femmes pour aller vers des relations plus égalitaires ?

La situation des actrices ne pourra changer que lorsque la question du porno sera abordée sérieusement. Jusque-là, les pouvoirs publics ne l'abordent qu'à travers le prisme de la protection des mineurs. Comme si, finalement, on disait : "Tant que le porno reste caché, et qu'il n'est pas à la vue des mineurs, faites ce que vous voulez." Alors qu'en fin de compte, on oublie la question la plus importante et la plus urgente : celle des conditions de travail des femmes dans ce milieu.

*Judy, Lola, Sofia et moi, éd. Gouttes d'Or, sortie en librairies le 18 octobre.

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