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Sûreté nucléaire : pourquoi un projet de fusion dans les instances françaises suscite des inquiétudes

Le gouvernement veut fondre l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui apporte son expertise sur les risques liés à l'atome, dans deux autres institutions. Les salariés de l'IRSN ont fait grève lundi.
Article rédigé par franceinfo
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Les deux réacteurs de la centrale nucléaire de Golfech (Tarn-et-Garonne), le 3 janvier 2023. (CHARLY TRIBALLEAU / AFP)

Un an après l'annonce par Emmanuel Macron de son projet de relance du nucléaire français, l'heure est aux premiers remous. Les salariés de l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire (IRSN), expert de tous les risques radiologiques, étaient appelés à la grève, lundi 20 février. Ils protestent contre la disparition annoncée de leur institution, dans le cadre d'un projet du gouvernement qui fondrait ses attributions et ses salariés dans plusieurs autres organes, principalement l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Cette intention, dévoilée à la surprise générale le 8 février, pourrait se concrétiser dès la fin du mois. Les patrons des institutions impliquées avaient jusqu'à lundi pour rendre au gouvernement une "méthode de travail" pour mener à bien cette refonte. Mais ce projet de modification de la surveillance des risques nucléaires, salué par le patron de l'ASN, inquiète certains parlementaires, experts et anciens de l'IRSN. Franceinfo vous explique pourquoi.

Parce qu'il mettrait fin à la séparation entre experts et décisionnaires

Aujourd'hui, le travail de protection contre les risques liés au nucléaire est partagé entre plusieurs acteurs. L'Autorité de sûreté nucléaire prend les décisions et contrôle les installations liées au nucléaire civil. Quand il faut, par exemple, décider de prolonger ou non la durée de vie d'un réacteur, c'est elle qui tranche. Elle le fait sur la base d'avis scientifiques émis par une entité distincte, l'Institut de radioprotection et sûreté nucléaire. Un modèle en vigueur depuis plus de vingt ans et la création de l'IRSN, auquel l'exécutif veut donc mettre fin pour se rapprocher de ce qui est fait ailleurs, particulièrement aux Etats-Unis.

Le ministère de la Transition énergétique explique que cette décision a été prise début février, lors du Conseil de politique nucléaire réuni autour d'Emmanuel Macron pour amorcer un plan qui prévoit notamment la construction de six EPR. Dans ce contexte, fondre l'IRSN au sein de plusieurs institutions, dont l'ASN, doit permettre, selon le ministère, de "fluidifier les processus d'examen technique et de prise de décision" tout en renforçant "l'indépendance du contrôle"

Thierry Charles, ancien directeur général adjoint de l'IRSN, explique au site Reporterre que le système actuel "permet à l'expert de travailler en toute liberté sur la base d'éléments techniques et scientifiques, puisqu'il ne subit pas le poids de la décision à prendre ensuite". Il s'inquiète qu'une fois intégrés à l'ASN, les avis des experts soient contraints de prendre en considération d'autres questions que celle de la sûreté. Porte-parole de l'association négaWatt, Yves Marignac estime lui dans un texte publié sur LinkedIn que "l'intention est clairement (…) de lever l'obstacle d'exigences de sûreté trop élevées pour être atteintes par l'industrie."

"Le but n'est pas d'accélérer les procédures, mais dans une structure plus ramassée, on peut fluidifier", a défendu le président de l'ASN, Bernard Doroszczuk, auditionné jeudi par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques (Opecst). Partisan de la réforme, il a défendu l'indépendance de l'ASN, dont continueraient selon lui de bénéficier les experts, en soulignant que son institution avait plusieurs fois compliqué les plans des décideurs politiques et d'EDF, conduisant par exemple "à des retards pour la mise en service de l'EPR" de Flamanville.

Parce qu'il compliquerait les liens avec les chercheurs

Le plan du gouvernement ne prévoit pas d'intégrer toutes les compétences de l'IRSN à l'ASN. Une partie de ses attributions reviendrait à l'autorité en charge du nucléaire militaire, le DNSD, et une autre au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), un organisme de recherche scientifique. Or l'IRSN emploie des chercheurs pour appuyer ses expertises. L'intersyndicale redoute que dans l'optique d'une scission des activités entre l'ASN et le CEA, une distance se crée fatalement entre les personnes chargées de rendre des avis et celles qui font avancer les connaissances.

"Ça va affaiblir l'expertise", estime François Jeffroy, délégué CFDT, interrogé par franceinfo. Devant les parlementaires, jeudi, le directeur général de l'IRSN Jean-Christophe Niel prévenait que la séparation serait "complexe, car ces activités sont parfois exercées par les mêmes personnes". En 2020, trois ministres, dont Elisabeth Borne, alors en charge de la Transition écologique, assuraient le conseil d'administration de l'IRSN de leur souci de "ne pas découpler les missions d'expertise et de recherche" de l'institution, dans un courrier publié depuis par Mediapart.

Le détail de la future organisation voulue par l'exécutif n'est cependant pas encore connu. Lors d'un entretien avec les syndicats vendredi, la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, a assuré que "le schéma qui était dessiné jusqu'à maintenant, avec l'ASN qui prend l'expertise et le CEA la recherche, n'était pas du tout arrêté", rapporte un délégué de la CGT, Philippe Bourachot.

Parce qu'il bouleverserait le système à l'aube d'échéances importantes

"Casser un système qui marche pour un système qu'on ne connaît pas, ce n'est souvent pas la bonne solution", a prévenu Thierry Charles, l'ancien directeur général adjoint de l'IRSN, lundi. Le projet de réforme voulu par l'exécutif s'inscrit dans le cadre d'une relance de la filière nucléaire française, mais il revient aussi à en déstabiliser un maillon important. Ceci alors qu'entre les projets de nouveaux EPR et de mini-réacteurs, l'IRSN était appelée à étudier le problème de corrosion qui a provoqué l'arrêt de nombreux réacteurs en 2022, le projet d'enfouissement de déchets nucléaires à Bure (Meuse) ou encore la prolongation de la durée de vie des centrales de 50 à 60 ans. "Démarrer un programme nucléaire sur un système en mutation, pas encore stabilisé, présente un risque en matière de sûreté", estimait devant les parlementaires, jeudi, le chercheur Michaël Mangeon, ancien de l'IRSN et spécialiste de l'histoire de la sûreté nucléaire française.

Dans une motion adoptée jeudi, le conseil d'administration de l'IRSN alerte le gouvernement "sur le risque de départs du personnel de l'IRSN pouvant entraîner une paralysie du système de contrôle en radioprotection et sûreté nucléaire". Le ministère de la Transition énergétique assure que la réforme préservera "les conditions de travail et de rémunération" des salariés. Mais cela pourrait ne pas suffire à les retenir, alors que l'institution "peine déjà à attirer, car les salaires à l'IRSN sont à 20 à 40% en deçà [de ceux] du privé", selon Thierry Charles.

Parce qu'il se fait de façon soudaine

Si l'intégration des experts de l'IRSN à l'ASN avait déjà été suggérée par le patron de cette dernière en 2020, l'annonce du gouvernement le 8 février était inattendue. Lors des auditions menées par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques, jeudi, certains élus ont exprimé leur surprise. "Dans le pays le plus nucléarisé au monde, le système de sûreté a prouvé son efficacité. Pourquoi le remettre en cause ?", s'est interrogée la sénatrice socialiste Angèle Préville.

La méthode de l'exécutif lui a valu des critiques. "Comment peut-on défendre l'idée que la décision soit déjà prise alors qu'aucune des parties prenantes ni aucune instance légitime n'a été consultée ?", a déploré Lionel Larqué, membre du Conseil d'orientation des recherches de l'IRSN. Dans une tribune publiée par Libération (article réservé aux abonnés), Cédric Villani, ancien député de la majorité et ex-président de l'Opecst, s'est insurgé contre une réforme "organisée sur un coin de table dans le secret d'un petit comité (…) sans préparation par le moindre débat, ni mission, ni audition, ni visite de terrain". 

Le projet pourrait être acté très rapidement, via un amendement au projet de loi d'accélération du nucléaire. Celui-ci est déjà adopté au Sénat et sera examiné à l'Assemblée nationale en mars. Le député Horizons Pierre Henriet, actuel président de l'Opecst, a confirmé que l'option était sur la table, et le directeur général de l'IRSN l'a également affirmé aux représentants du personnel, selon Philippe Bourachot, délégué CGT. L'intersyndicale a demandé à Agnès Pannier-Runacher vendredi un "diagnostic" préalable à une éventuelle réforme, mais compte surtout "faire en sorte que cet amendement ne soit pas intégré dans cette loi". Le ministère de la Transition énergétique, de son côté, assure à l'AFP qu'il envisage une fusion conclue dans un délai d'un an à un an et demi.

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