Sûreté nucléaire : des inquiétudes persistent après l'annonce de la fusion entre l'IRSN et l'ASN
La fusion entre l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ne se limite pas à un changement de sigle. En adoptant mardi 9 avril un texte actant la création de l'Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection (ASNR), les parlementaires ont donné le coup d'envoi d'une révolution culturelle de l'approche française de la sûreté nucléaire. Objectif : "fluidifier" le secteur en vue de la relance de l'atome, condition de la stratégie française de la décarbonation de l'énergie.
Construction de six nouveaux EPR de deuxième génération d'ici à 2050 (et une réflexion engagée pour huit autres), mise en marche de l'EPR de Flamanville (Manche), lancement de projets innovants de petits réacteurs modulaires (dit SMR), prolongation de la durée de vie des centrales existantes… A l'heure où les acteurs du nucléaire mettent les bouchées doubles, ce rapprochement pose de nouvelles difficultés.
La séparation entre expertise et décision reste à éclaircir
C'est le point qui a fait couler le plus d'encre : peut-on fusionner le gendarme du nucléaire (l'ASN) et l'institut qui le conseille au plan technique (l'IRSN) tout en garantissant l'indépendance et la rigueur de ces deux activités au sein d'une structure commune ? Dans sa version finale, le texte adopté mardi, issue d'une commission mixte paritaire, assure répondre à cette inquiétude. "Une véritable distinction entre expertise et décision sera garantie", se sont félicitées les commissions de l'aménagement du territoire et des affaires économiques du Sénat dans un communiqué commun, début avril.
Ainsi, "les parlementaires ont étendu cette séparation au sein de l'ASNR à tous les dossiers faisant l'objet d'une expertise (soit environ 300 dossiers par an contre environ 30 par an dans le projet initial)", souligne le site Vie-publique.fr. "Des décisions majeures, comme le redémarrage des centrales nucléaires, devront ainsi relever de personnels différents quant à l'expertise et à la décision", détaille-t-il.
Représentant CFDT à l'IRSN, François Jeffroy, interrogé avant le vote final, notait que "l'ajout de cette garantie dans le texte était bienvenu". Elle reste selon lui "très insuffisante", car non seulement "cette distinction doit se faire dossier par dossier", mais les conditions de cette répartition restent à définir dans le règlement intérieur de la nouvelle structure. "Or, sur ce point, il y a beaucoup trop d'inconnues", estime-t-il.
Ces inconnues ont d'ailleurs permis deux interprétations radicalement opposées du même texte : ses partisans, à l'image du corapporteur du texte, le député LR Patrick Chaize, y voient "une vraie séparation entre les agents (…) de nature à rassurer les détracteurs de ce projet", tandis que ses opposants, comme la députée socialiste Anna Pic, voient dans le même document "la fin de la séparation entre le collège d'experts et le collège des décisionnaires". "Je n'ai jamais vu un expert capable de décider, et je doute fort de la capacité d'un décideur à développer des expertises pointues", s'est encore inquiété le sénateur Raphaël Daubet (Parti radical de gauche) après l'adoption finale du projet de loi.
L'ouverture d'un chantier de réorganisation
"Avec ce texte, nous permettons à nos talents de se concentrer sur les enjeux prioritaires de sûreté tout en conservant nos exigences en la matière", s'est réjoui le ministre délégué chargé de l’Industrie et de l'Energie, Roland Lescure, mardi. Du côté des syndicats de l'IRSN, on pointe au contraire le risque d'une perte d'efficacité liée à telle transformation structurelle. Comment harmoniser les systèmes de gestion entre un acteur public et un autre de droit privé ? "Compte tenu de cette réorganisation, il est irréaliste de penser que la nouvelle structure soit opérationnelle au 1er janvier 2025", estime une autre représentante de la CFDT, Tatiana Taurines. "Ce ne sont en tout cas pas des conditions idéales dans un contexte de relance du nucléaire, où on attend justement que tout fonctionne au mieux".
Déjà, "les démissions sont en fortes hausses au sein de l'IRSN", pointe l'intersyndicale, "notamment dans des secteurs où les compétences rares s'acquièrent sur de nombreuses années." D'autant que "la vision de la carrière est très différente entre les deux établissements", abonde François Jeffroy. "On monte en compétences sur plusieurs années et on développe une expertise précieuse pour l'Institut. A l'inverse, l'ASN est pour certains de ses fonctionnaires – issus de l'école des Mines notamment – un lieu de passage dans leur parcours."
Dans ces conditions, "l'absorption de l'IRSN par l'ASN inquiète déjà des salariés qui sont prêts à envoyer leur CV à EDF, Orano ou autres exploitants dès demain, nous laissant sans solutions pour des postes qui nécessitent une expérience très particulière", déplore le syndicaliste. Pour endiguer une éventuelle fuite des cerveaux, la loi prévoit un rattrapage des salaires des salariés et contractuels publics à hauteur de 15 millions d'euros pour l'IRSN (et de 0,7 million d'euros pour les contractuels de l'ASN).
Une goutte d'eau en comparaison aux économies entraînées par cette fusion, selon André Thomas, secrétaire national de la CFE-CGC en charge du secteur public. Il dénonce un choix motivé par "une arrière-pensée économique, visant à réduire la durée de l'expertise". Car les enquêtes de l'IRSN prennent du temps. Un exemple ? La découverte par EDF d'un problème de corrosion sur l'un de ces sites à la fin de l'année 2021 a abouti à la fermeture de plusieurs réacteurs courant 2022 (jusqu'à 32 réacteurs débranchés du réseau sur 56, à la fin du mois d'août), plongeant la France dans une situation inédite. Entre avril et novembre, l'IRSN a rendu six avis techniques différents à l'ASN pour éclairer les décisions de l'autorité. Des allers-retours entre les deux structures que le gouvernement souhaite ainsi optimiser avec cette fusion.
Dans le nucléaire également, le temps, c'est de l'argent, explique André Thomas. "Rien d'autre ne justifie en réalité de se lancer dans un tel projet et de se pencher sur des structures qui fonctionnent bien, rassemblent à la louche 2 000 personnes et représentent une dotation globale de 300 millions d'euros", estime-t-il. "Mais en réduisant la durée de l'expertise, on parle d'un gain de dizaine de milliards d'euros", poursuit le syndicaliste, qui relève qu'un réacteur fermé "représente une perte de 100 millions d'euros par jour".
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