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"Dans cette folie organisée, l'institution ne nous protège pas" : la souffrance au travail des magistrats, une réalité encore sous-évaluée

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
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Dans son évaluation de la souffrance au travail des magistrats, réalisée en 2018 et 2022, le Syndicat de la magistrature dénonce "la logique de démantèlement du service public à l'œuvre depuis les années 2000". (ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)

La mort d'une magistrate en pleine audience au tribunal de Nanterre, mi-octobre, a de nouveau imposé dans le débat public la question de l'épuisement de ces professionnels, longtemps ignorée malgré des alertes de plus en plus nombreuses. Un préavis de grève a été déposé pour mardi. 

Lorsqu'il prononce son discours d'installation à la tête du tribunal judiciaire de Nanterre (Hauts-de-Seine), le 17 octobre, Benjamin Deparis est loin d'imaginer à quel point ses propos vont résonner. Le président du tribunal n'a alors qu'une "seule et haute ambition" pour ses magistrats : "Que vous alliez simplement mieux." Le lendemain, la juge Marie Truchet, 44 ans, s'effondre en pleine audience de comparution immédiate devant la 16e chambre de ce bâtiment des années 1970. Malgré les efforts de réanimation, elle ne se relèvera pas. "Jamais je n'aurais imaginé être confronté" à une telle situation, confie à franceinfo le nouveau chef de la juridiction, "troublé".

Un an après la tribune, dans Le Monde des 3 000 magistrats, qui alertaient sur leurs conditions de travail après le suicide d'une juge de 29 ans à Béthune (Pas-de-Calais), cette mort brutale en plein exercice fait ressurgir le débat sur l'épuisement professionnel des robes rouges et de l'ensemble des professionnels d'une justice à bout de souffle. L'Union syndicale des magistrats (USM) et le Syndicat de la magistrature (SM) appellent à la mobilisation et à la grève, mardi 22 novembre.

Trois juges en burn out à Nanterre

A ce stade, le lien direct entre la charge de travail de Marie Truchet et sa mort brutale n'est pas établi. L'autopsie réalisée dans le cadre de l'enquête en recherche des causes de la mort a révélé une "défaillance cardio-vasculaire résultant d'un état pathologique", rapporte le parquet de Nanterre. Mais le CHSCT (Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail) du tribunal investigue parallèlement sur les conditions de travail de la juge, connue pour son investissement sans faille dans sa fonction, "au point de s'oublier", et de négliger sa santé, selon ses collègues. Elle était de celles et ceux qui partent en week-end et en vacances avec leurs dossiers sous le bras pour préparer les audiences ou rédiger des jugements. "C'était vraiment l'une des plus consciencieuses", souligne la vice-présidente du tribunal, Dominique Marcilhacy. "Elle nous manquera terriblement", souffle Fabien Desix, greffier qui la côtoyait depuis cinq ans.

"Le fait de tomber en audience fait écho à toute la souffrance des acteurs judiciaires, sans distinction de corps ou de catégories."

Fabien Desix, greffier à Nanterre

à franceinfo

"On ne cherche pas à instrumentaliser la mort de notre collègue mais elle survient dans un contexte objectif de surcharge de travail et illustre notre désarroi", abonde Viviane Brethenoux, juge au tribunal de proximité de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Avant le décès de Marie Truchet, le pôle correctionnel de Nanterre tournait avec deux juges en moins – une mutation non remplacée et un arrêt pour surmenage. Au total, "j'ai neuf postes de magistrats non opérationnels pour arrêt maladie, dont trois en burn out", liste Benjamin Deparis.

"Une maltraitance institutionnelle"

Avec la Conférence nationale des présidents de tribunaux judiciaires (CNPTJ), qu'il pilote, Benjamin Deparis a évalué à près de 90 le nombre de magistrats supplémentaires nécessaires à Nanterre pour absorber la charge de travail. Une projection qui ne tient pas compte des récentes et multiples réformes (justice des mineurs, cours criminelles…), gourmandes en effectifs. Cinq postes ont été attribués à la hâte après le drame. Insuffisant pour réduire les stocks d'affaires en souffrance et le délai d'attente des justiciables. Et, fait inédit, avocats et magistrats des Hauts-de-Seine se sont associés pour saisir le Conseil d'Etat afin d'"exiger des renforts".

La circulaire de localisation des emplois (CLE), qui détermine le nombre de postes alloués à chaque juridiction, est sous-évaluée depuis des années à Nanterre. "La direction des services judiciaires fait le pompier et essaie d'éteindre les situations les plus tragiques", analyse Ludovic Friat, secrétaire général de l'USM. En Ile-de-France, les efforts ont été concentrés sur des territoires plus défavorisés comme Bobigny, en Seine-Saint-Denis. La situation du palais de justice de Nanterre, dans un département riche, l'a desservi. Il hérite d'affaires contrastées, entre des poches de grande pauvreté, des patrimoines colossaux dans certains litiges familiaux (divorces et tutelles) et des dossiers financiers complexes liés à la présence du quartier de la Défense et des sièges sociaux de grands groupes.

Les nombreuses alertes, dont les 121 "impossibilités de faire" listées en janvier, sont restées vaines jusqu'au 18 octobre. "En laissant depuis plusieurs années la juridiction de Nanterre en sous-effectif, vos services ont conduit à une maltraitance institutionnelle de ses personnels et de ses justiciables", écrivait l'USM en avril au garde des Sceaux. Pour de nombreux observateurs, la situation de Nanterre, bien que spécifique, illustre un problème systémique. Au niveau national, la CNPTJ chiffre à près de 2 200 le nombre de magistrats supplémentaires nécessaire dans l'immédiat. Le gouvernement prévoit d'en recruter 1 500 sur le quinquennat.

Un manque d'indicateurs sur les risques psychosociaux

Le retard à rattraper est tel que les efforts budgétaires de l'exécutif – +26% sur trois ans, martèle la Chancellerie – ne se font pas encore sentir sur le terrain, si ce n'est l'attribution d'ordinateurs portables et un meilleur accès au réseau. "Nos collègues n'ont pas le sentiment d'être plus à l'aise depuis un ou deux ans alors qu'objectivement le nombre de magistrats a crû, souligne Ludovic Friat. On part de tellement loin... C'est le tonneau des Danaïdes."

Une critique jugée "injuste" par l'entourage d'Eric Dupond-Moretti, qui estime payer pour "vingt ans d'abandon politique, humain et budgétaire de la justice". Le constat ne fait pas débat. Dans sa propre évaluation de la souffrance au travail des magistrats (PDF), réalisée en 2018 et 2022, le Syndicat de la magistrature dénonce "la logique de démantèlement du service public à l'œuvre depuis les années 2000", avec l'introduction du "new public management" ("nouvelle gestion publique") et la politique de non-remplacement des départs à la retraite. Mais l'organisation syndicale pointe aussi "la logique gestionnaire du ministère" toujours à l'œuvre.

"On est dans une urgence permanente, soumis à une pression des chiffres, alors que profondément, on veut faire ce métier car on aime les gens", plaide la magistrate Viviane Brethenoux, évoquant une "souffrance éthique". Exemple éloquent, l'audience de comparution immédiate que Marie Truchet présidait le jour de sa mort a repris dans la soirée pour se terminer à 1h30 du matin. Il fallait bien régler le sort des prévenus détenus.

La pénurie de médecins du travail au niveau national ne favorise pas la détection de problèmes de santé chez les fonctionnaires de la justice. La Chancellerie prévoit de créer en 2023 des postes supplémentaires d'infirmiers de santé au travail pour renforcer la médecine de prévention. Elle envisage aussi de recruter des psychologues et des ergonomes. A Nanterre, où un seul médecin officie à temps partiel, la direction plaide pour un check-up général des membres du personnel.  

"Chez les magistrats, il y a un chiffre noir de l'absentéisme et une sous-représentation de la maladie."

Benjamin Deparis, président du tribunal judiciaire de Nanterre

à franceinfo

De fait, les indicateurs pour avoir des données objectives sur les risques psychosociaux chez les magistrats font défaut. Le premier bilan social dans la profession date de 2020, alors qu'il est réalisé depuis plusieurs années pour les greffiers. Difficile, dès lors, d'analyser l'évolution du nombre d'arrêts maladie, de démissions ou de demandes de détachements. "Il faut saluer l'avancée et voir que les aspects de qualité de vie au travail sont mieux pris en compte aujourd'hui", répond la Chancellerie.

Une culture du dévouement et du silence

Si cette souffrance au travail n'est pas mesurée, elle a aussi longtemps eu du mal à s'exprimer dans un corps de métier dopé au sens du devoir et confronté à un public en difficulté. Lucie Delaporte, qui occupait le bureau voisin de Marie Truchet à Nanterre, témoigne de cette "culture professionnelle particulière" : "Quand vous comparez votre vie avec celle des justiciables, vous minimisez vos propres soucis." Magistrate depuis seize ans, elle n'a jamais "travaillé moins de 55 heures par semaine" ni pour autant songé à raccrocher la robe. La juge décrit une "relation d'emprise avec la fonction". Dans cette institution soumise à un devoir de réserve et à un droit de grève limité, une certaine "endurance a perduré pendant des années. On ne s'est jamais arrêtés, au nom de la continuité du service public".

"Le corps des magistrats n'a pas suffisamment réagi collectivement au moment où il fallait le faire."

Lucie Delaporte, magistrate et déléguée du Syndicat de la magistrature

à franceinfo

L'USM confirme cette "forme de réticence à reconnaître une souffrance, perçue comme une fragilité" pouvant nuire à "l'autorité" du pouvoir judiciaire. Albertine Munoz, juge d'application des peines à Bobigny (Seine-Saint-Denis), s'est heurtée à ce "déni" et à "cette omerta" quand elle est sortie de l'Ecole nationale de la magistrature voici trois ans. "Alors que j'essayais d'alerter, on me disait : 'A Paris ils ont dix fois plus de dossiers, tous les cabinets sont comme ça'. C'est comme si les magistrats avec plus d'expérience s'étaient créé un mécanisme de protection, s'étonne-t-elle. Le mot que j'ai le plus entendu, c'est 'il faut dégrader ton travail : motive moins tes jugements, ne lis pas les dossiers.' Comment est-ce possible dans une démocratie et un Etat de droit ?"

Isolée face au manque de soutien de sa hiérarchie, Albertine Munoz a peu à peu ressenti une "fatigue professionnelle intense". Il lui a fallu du temps pour se résoudre à consulter un médecin, sachant qu'il y aurait un arrêt-maladie à la clé. Elle a fini par s'y résoudre lorsqu'elle s'est aperçue qu'elle devenait la magistrate qu'elle ne voulait pas être. "Je m'énervais contre les personnes car j'étais moins patiente. Je n'en pouvais plus." Après un mois d'arrêt et de "recul", la jeune juge est revenue avec une autre perception : "Je fixe mes propres limites car dans cette folie organisée, l'institution ne nous protège pas. Je ne me rends plus responsable des dysfonctionnements de la justice et je prends le temps qu'il faut sur les dossiers, quitte à rallonger les délais, sans culpabiliser."

Une libération de la parole

Un autre magistrat, qui préfère témoigner anonymement, a lui aussi opté pour ces "gestes de résistance au quotidien, à défaut de mesures structurelles". Il explique : "Quand je suis en audience au-delà d'une certaine heure, je renvoie. Tant pis si on engorge derrière. Cela vaut quoi, un jugement correctionnel signé à 3 heures du matin ?"

Mariannig Imbert, juge à Nanterre et collègue de Marie Truchet, observe "un point de bascule" aujourd'hui, favorisé par le changement de génération : "Personne n'a plus envie de se dévouer corps et âme pendant quarante-cinq ans." La tribune publiée dans Le Monde en 2021 en est aussi l'expression et consacre une "certaine libération de la parole. S'il y a une amélioration, c'est bien celle-là", pointe Nelly Bertrand, du Syndicat de la magistrature.

Pour le reste, tout le monde s'accorde à dire que le rééquilibrage doit se poursuivre bien au-delà de la mandature actuelle. "Le chemin pour redonner à la justice judiciaire des moyens à la hauteur de ses missions s'inscrira nécessairement dans le temps long", déclarent auprès de franceinfo les présidents du Conseil supérieur de la magistrature, Christophe Soulard et François Molins. Comparant la situation de la justice à celle de l'hôpital, le président du tribunal de Nanterre se veut malgré tout optimiste : "On est allés au-delà du 'plus avec moins', ce truc-là, c'est terminé, veut croire Benjamin Deparis. Le temps est venu de s'occuper de nos propres ouailles."

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