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"Jamais je n'aurais pu imaginer de tels délais d'attente" : malgré une mobilisation sans précédent des magistrats, les tribunaux restent submergés

Des milliers de magistrats avaient signé une tribune, après le suicide d'une jeune magistrate en novembre, pour exprimer la souffrance de toute une profession. Six mois après, rien n'a changé.

Article rédigé par Mathilde Lemaire
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 4 min
Dossiers dans une salle d'audience de Draguignan (Var) le 13 septembre 2010. Illustration (VALERY HACHE / AFP)

C'est un des piliers de la démocratie et pourtant la justice est quasiment absente des débats de la campagne présidentielle. Tel est le constat amer des 9 000 magistrats de France. Leur mobilisation ainsi que celle de leurs collègues greffiers depuis l'automne dernier pour des moyens "dignes" est pourtant sans précédent. Le suicide d'une magistrate en novembre 2021 avait déclenché une onde de choc et mis en lumière la souffrance de toute une profession. La situation a-t-elle évolué en cinq mois ? Nous nous sommes rendus au tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) pour observer cette justice du quotidien.

Nous entrons dans une salle d'audience comme choisie au hasard, un lundi après-midi. La salle B. Siège ici la 20e chambre correctionnelle. On y juge surtout des violences intrafamiliales. Ces violences sur lesquelles les décideurs exigent que la justice mette l'accent ces derniers mois. Ce qui marque tout de suite quand on s'assied sur les bancs bondés en début d'audience à 13h30 c'est qu'aucun micro ne fonctionne. Et magistrats comme avocats n'essayent même pas de tenter un réglage. Ils savent que cela fait bien trop longtemps qu'ils ont rendu l'âme. Il est donc quasi impossible d'entendre les débats.

Seule solution à l'engorgement, le report

L'éclairage aussi est défectueux. Les avocats de la défense, côté droit de la salle, sont quasi dans le noir. Passons en coulisses avant l'audience. Sur le bureau de la juge qui va présider – Ulrika Delaunay-Weiss, membre de l’Union syndicale des magistrats – une pile énorme de12 dossiers. Ce sont les dossiers censés être jugés ce jour-là. Elle les a préparés la veille, le dimanche. Et c'est chaque lundi pareil. La magistrate sait qu'elle ne peut pas les juger tous : "J'ai fait une estimation basse du temps d'audience que nécessiterait d'examiner et de juger tous ces dossiers, cela prendrait au minimum 16 heures. Ça n'est tout simplement pas possible puisque toutes les personnes ont été convoquées à 13 heures et cela voudrait dire que certaines ne seraient en définitive jugées que vers 5 heures du matin. Quand on sait la concentration et le sérieux que demande l'œuvre de justice, ce serait totalement déraisonnable".

La sonnerie retentit et la juge accompagnée de ses deux collègues – puisque c'est une audience collégiale – prend place en sachant que la seule solution dont elle dispose est de renvoyer la moitié des affaires prévues. Il faut les reporter à une date ultérieure. Mais même cela ne se fait pas en une seconde. Car dans les dossiers où le prévenu est en détention provisoire, il y a une question majeure à trancher : les maintient-on en prison en attendant la future audience ? Pour la plupart, les dossiers renvoyés le sont à mars ou avril 2023. Aucun créneau n'est disponible dans l'agenda du tribunal avant presque un an.

"Un coup dur pour les victimes", déplore Marc-Antoine Levy, avocat au barreau de l'Essonne, habitué à représenter, pour le compte du conseil départemental, les enfants victimes de violences dans leurs familles.

"Pour des enfants ou des adolescents, un an c'est une éternité. Leur vie pendant ce temps est souvent en suspens."

Marc-Antoine Levy, avocat au barreau de l'Essonne

à franceinfo

Même si c'est incomparable, c'est aussi un coup dur pour les avocats arrivés avec leurs arguments affûtés qui repartent sans avoir à peine enfilé leur robe. Les prévenus eux-mêmes sont parfois amers à l'annonce de tels renvois. Comme ce couple qui nie des violences sur sa fille adolescente. Le père est comme sonné en sortant de la salle d'audience et lâche : "Je voulais comparaître, je veux m'expliquer car je suis entièrement innocent. Mais ce ne sera pas possible avant mars 2023. Ça sème l'inquiétude dans la famille. C'est invraisemblable".

Si ce père est blanchi dans un an, il aura été à tort éloigné pendant 18 mois de sa fille. Car en attendant le jugement pénal l'année prochaine donc, le juge des enfants a placé l'adolescente dans un foyer de l'enfance. Peu après 15 heures, une fois tous les renvois annoncés, le tribunal passe enfin aux affaires qu'il va juger. Sans pause elles s'enchaînent. Des maris violents, un père qui a secoué son bébé, un entraîneur sportif abusif. À 19 heures, un dernier dossier se présente : un jeune homme qui a harcelé et même espionné pendant des mois son ex-compagne avec laquelle il avait été en couple trois petites semaines. Tout semble prêt pour qu'il comparaisse mais aucun des policiers présents au tribunal n'est disponible pour aller chercher ce prévenu, détenu, qui attend son tour au dépôt situé au sous-sol du Palais de justice. Il faudra attendre une heure et demie et la fin d'un procès d'assises dans la salle à côté pour qu'une escorte se libère.

Pour faire appliquer les décisions, "ça peut prendre des années"

Il est 23 heures passées quand le harceleur en larmes dans le box écope finalement de neuf mois de prison ferme. Sa victime Émilie, 35 ans, est restée dans la salle 10 heures à attendre puis à témoigner. "C'est mon premier contact avec la justice. Jamais je n'aurais pu imaginer qu'il y ait de tels délais d'attente, confie-t-elle. Je pensais être rentrée chez moi vers 16 heures et voilà que je vais devoir courir presque après un des derniers RER pour rentrer chez moi. Heureusement comme je suis en arrêt maladie, je n'avais rien de prévu ce soir et je n'ai pas d'enfants à garder", tente-t-elle de plaisanter après ce qui a été un des moments les plus difficiles malgré tout de sa vie.

Aucune des parties n'a pu manger à part peut-être une barre chocolatée du distributeur situé dans la salle des pas perdus. La présidente Ulrika Delaunay-Weiss nous débriefe alors cet après-midi "marathon" : "À la fin, j'ai vu des avocats bailler, des collègues lutter pour se concentrer. On est des êtres humains, on a des rythmes biologiques à respecter. Je ne parle même pas du dernier prévenu, qui avait été extrait de sa cellule ce matin et est resté toute la journée au dépôt. Cette situation n'est satisfaisante pour personne. Depuis novembre on s'est engagés à ne plus faire déborder nos audiences au-delà de 21 heures, à signifier à nos responsables qu'après cette heure nous sommes en 'impossibilité de faire'. Ça pourrait être un moyen d'action pour dénoncer la surcharge des audiences. Mais ça n'est que de la théorie. Nous sommes consciencieux, ce soir nous avons voulu terminer."

"Chacun prend sur soi. On tient grâce à l'adrénaline. Puis une fois rentrés à la maison, on souffle, on s'allonge et le corps lâche."

Ulrika Delaunay-Weiss, juge

à franceinfo

Nous sommes aussi allés voir dans la même juridiction si la justice civile – par opposition à la justice pénale – était aussi mal lotie. Cette justice-là ne fait pas la une des journaux et pourtant elle représente l'essentiel des jugements rendus. On parle là de contentieux, de placements sous tutelle, des affaires familiales. Exemple d'une matinée d'audience au tribunal de proximité de Boulogne-Billancourt. La salle est noire de monde. Près de 50 dossiers se succèdent en un peu plus de trois heures. Cette fois, la juge est seule et ne peut consacrer plus de quelques minutes à chaque litiges.

Maître Jean-Claude Bertaux représente une vieille dame propriétaire d'un studio. Le loyer de 600 euros est quasiment son seul revenu. Le locataire ne paye plus depuis 15 mois : "Nous avons assigné en juin dernier. Et c'est seulement aujourd'hui que nous arrivons devant un juge. Et même si elle fait preuve du plus grand sérieux, elle doit expédier les dossiers. Ça n'est pas sérieux. Il y a une détresse derrière. Ces délais pour obtenir que son problème soit examiné ne sont pas normaux. Et ensuite, il faut encore faire appliquer les décisions. Là, ça peut prendre des années", se désespère l'avocat.

Nous cueillons à la sortie de cette audience la juge qui a géré les 50 dossiers. Audrey Goubil, la trentaine. Elle est épuisée, après sa performance.

"Les gens arrivent devant nous, le dossier qu'on examine c'est pour eux le dossier de leur vie. Il faut les comprendre et en même temps, on n'a pas d'autre choix que de les recadrer, les couper, les obliger à synthétiser car il faut tous les voir."

Audrey Goubil, juge

à franceinfo

"Et ensuite après l'audience, je dois encore trancher les litiges, rédiger mes décisions, poursuit la juge. Tout cela s'ajoute à ma mission de juge des tutelles que j'exerce d'autres jours. Il arrive certains week-ends que je sois aussi juge des libertés et de la détention. Je siège la semaine prochaine également aux assises. C'est une polyvalence à laquelle on tient mais la charge de travail est monstre", commente la jeune femme. "J'ai deux jeunes enfants et chaque soir, une fois que je les ai endormis, la première chose que je fais est de rouvrir mes dossiers. Nos conjoints pallient cet investissement énorme. Certains collègues craquent", raconte Audrey Goubil.

Le sentiment est clairement que l'institution paupérisée, surchargée, résiste grâce à la patience des justiciables et au dévouement de ses agents. La conférence des présidents de tribunaux a récemment estimé qu'il faudrait augmenter de 35% les effectifs pour un fonctionnement correct. Le budget de la Justice a beau avoir été réévalué comme jamais depuis 2017, et même de 8% en 2021, l'effort reste insuffisant étant donné le retard accumulé depuis plusieurs décennies. Emmanuel Macron promet la création de 1 000 postes de magistrats d'ici cinq ans. Marine Le Pen en promet 7 000.

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