Cet article date de plus de deux ans.

Etats-Unis : on vous explique pourquoi le droit constitutionnel à l'avortement pourrait bientôt être renversé par la Cour suprême

Selon un document révélé par le site d'informations Politico, les plus hauts magistrats américains prévoient de laisser chaque Etat libre d'interdire ou d'autoriser l'IVG. 

Article rédigé par franceinfo
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Des femmes manifestent pour le droit à l'avortement, le 2 mai 2022, devant le siège de la Cour suprême à Washington (Etats-Unis). (KEVIN DIETSCH / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

C'est un avant-goût d'une des décisions les plus attendues de l'année aux Etats-Unis. Sur la base d'une fuite rarissime au plus haut niveau de la justice américaine, le site d'informations Politico (article en anglais) a révélé, lundi 2 mai, que la Cour suprême envisageait de renverser l'arrêt historique légalisant l'interruption volontaire de grossesse (IVG) outre-Atlantique. La Cour suprême a confirmé mardi dans un communiqué que le document était "authentique" mais pas "final". Son chef, le juge John Roberts, a en outre "ordonné une enquête" sur l'origine de cette fuite.

Depuis bientôt cinquante ans, le droit à l'avortement, soutenu par une majorité de la population américaine, est garanti dans l'ensemble du pays par l'arrêt de 1973. Si elle revenait sur sa propre jurisprudence, la Haute cour laisserait le champ libre aux Etats qui souhaiteraient interdire l'IVG. Franceinfo vous explique ce dossier.

Quel est le cadre actuel aux Etats-Unis ?

Depuis 1973, l'avortement est autorisé en vertu du droit au respect de la vie privée, garanti par la Constitution américaine. Ainsi en a jugé la Cour suprême dans sa décision historique "Roe versus Wade", prononcée après qu'une femme a attaqué la constitutionnalité de la législation du Texas, qui faisait alors de l'avortement un crime. Toutefois, ce droit n'est "pas absolu", selon l'arrêt de la Cour, et le recours à l'IVG peut être limité au nom notamment de "la protection de la santé, des critères médicaux et de la vie prénatale".

"L'IVG est autorisée jusqu'au seuil de viabilité, c'est-à-dire le stade à partir duquel un fœtus peut survivre en dehors de l'utérus, précisait l'historienne américaine Mary Ziegler à franceinfo, en février. L'avortement est donc légal jusqu'à environ 24 semaines de grossesse, sur l'ensemble du territoire américain." Au-delà, chaque Etat fédéré peut ajouter des restrictions au droit à l'avortement. A l'inverse, des Etats progressistes ont traduit cet arrêt dans la loi, pour lui donner plus de force et apporter des garanties supplémentaires. 

Qu'envisage la Cour suprême ?

Les juges de la Cour suprême ont choisi de s'emparer de nouveau de la question de l'avortement en décembre, à la faveur d'une loi du Mississippi qui interdit les interruptions de grossesse après 15 semaines. Face à cette énième tentative d'un Etat de restreindre le droit à l'IVG, la théorie voudrait que les magistrats rappellent la jurisprudence. "En faisant de l'avortement un droit fondamental, Roe versus Wade a permis de poursuivre en justice les Etats qui font passer ce type de lois et de faire invalider ces textes", rappelle Mary Ziegler. Mais, depuis le passage de Donald Trump à la Maison Blanche, la Cour suprême est dominée par six juges conservateurs sur neuf. Un tournant paraît enclenché.

Le site d'informations Politico (en anglais) affirme s'être procuré, grâce à une fuite inédite, l'avant-projet de la décision. Le document de 98 pages est attribué à l'un des magistrats conservateurs, Samuel Alito. Le texte rendu public par le média américain appelle à l'"annulation" pure et simple de l'arrêt de 1973, qui était "totalement infondé dès le début"

"Il est temps de prendre en compte la Constitution et de renvoyer la question de l'avortement aux représentants élus du peuple."

Samuel Alito, auteur de l'avant-projet de décision

dans un document révélé par Politico

Le droit à l'avortement "n'est pas profondément enraciné dans l'histoire et les traditions de la nation" et "n'est protégé par aucune disposition de la Constitution", défend Samuel Alito dans ce document. "La Constitution n'interdit pas aux citoyens de chaque Etat de réglementer ou d'interdire l'avortement", enfonce le juge conservateur, ouvrant la voie à un revirement majeur de la jurisprudence. 

Quelles sont les chances que cet avant-projet aboutisse ?

Selon Politico, la position défendue dans l'avant-projet a été approuvée par une majorité de magistrats de la Cour suprême : l'auteur du texte, Samuel Alito, et quatre autres juges conservateurs, Clarence Thomas, Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett. Les trois juges libéraux travailleraient à une position en désaccord et le futur vote du président de la Cour, John Roberts, reste inconnu. Lors de l'examen du texte en décembre, la majorité avait déjà clairement laissé entendre qu'elle était prête à grignoter, voire renverser l'arrêt de 1973. 

L'avant-projet, qui date de février, pourrait déjà avoir été retouché et peut encore faire l'objet de négociations jusqu'au 30 juin. "Les avant-projets sont souvent amendés en consultation avec les autres magistrats" et "les juges modifient parfois leurs votes", souligne Politico. Les conséquences de cette fuite inédite sur l'opinion publique et sur l'attitude des magistrats restent par ailleurs difficiles à mesurer.  

Le président conservateur de la Cour pourrait également vouloir rédiger son propre texte. Ces derniers mois, des observateurs disaient s'attendre à une remise en cause moins radicale de l'arrêt de 1973. John Roberts "ne semble pas opposé à un renversement de Roe, si cela intervient par étapes, de façon à ne pas brusquer l'opinion publique", qui "soutient le droit à l'avortement", analysait ainsi l'historienne Mary Ziegler en février.

Quelles seraient les conséquences d'un tel revirement ?

Si la conclusion de l'avant-projet est bien approuvée par la Haute cour, les Etats-Unis reviendront à la situation d'avant 1973, quand chaque Etat était libre d'interdire ou d'autoriser l'avortement. La moitié des cinquante Etats fédérés, surtout dans le Sud et le Centre conservateurs, banniront immédiatement ou rapidement l'IVG sur leur territoire.

Un tel revirement constituerait "une abomination, l'une des décisions les pires et les plus dommageables de l'histoire moderne", ont réagi la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, et le chef des sénateurs démocrates, Chuck Schumer. "La Cour suprême est prête à infliger la plus forte restriction des droits des cinquante dernières années, pas seulement aux femmes mais à tous les Américains", ont-ils averti. A l'inverse, des élus républicains ont salué la "meilleure" nouvelle de leur vie.

"Si la Cour renverse effectivement Roe, il incombera aux élus de la nation, à tous les niveaux, de protéger le droit des femmes à choisir, a de son côté déclaré le président Joe Biden (lien en anglais), mardi. Et il reviendra aux électeurs de désigner des représentants favorables à l'avortement [lors des élections de mi-mandat] en novembre."

Auteure de L'avortement et la loi en Amérique, la chercheuse Mary Ziegler soulignait dès février que "l'administration Biden n'aurait que peu de marge de manœuvre après une telle décision" de la Haute cour. L'historienne mettait également en garde contre un possible effet boule de neige. "Cela pourrait ouvrir la voie à des revirements sur d'autres arrêts, par exemple ceux qui ont légalisé le mariage des couples de même sexe ou les mariages mixtes", avançait-elle. La décision finale de la Cour suprême est attendue au début de l'été.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.