Projet de loi immigration : ces mesures que le Conseil constitutionnel pourrait retoquer

Selon Sacha Houlié, président de la commission des lois à l'Assemblée nationale, une trentaine de dispositions du texte adopté le 19 décembre par le Parlement pourraient être contraires à la Constitution.
Article rédigé par franceinfo
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Le Conseil constitutionnel, le 4 octobre 2023, à Paris. (ANDREA SAVORANI NERI / NURPHOTO / AFP)

Conditionnement de l'accès aux prestations sociales, restriction du droit du sol, instauration de quotas migratoires par le Parlement... Des dispositions du projet de loi immigration, adopté mardi 19 décembre par le Parlement, pourraient poser un problème d'inconstitutionnalité. Interrogé sur RTL, Sacha Houlié, président (Renaissance) de la commission des lois à l'Assemblée nationale, estime leur nombre à une "trentaine". "Des mesures sont manifestement et clairement contraires à la Constitution", avait lui-même prévenu le jour du vote le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, à propos de ce texte issu de la commission mixte paritaire (CMP).

Au lendemain de l'adoption, le président de la République a annoncé sur France 5 saisir le Conseil constitutionnel. Une soixantaine de députés de gauche (insoumis, socialistes, écologistes et communistes) ont aussi saisi les Sages et réclament, dans leur recours, la censure totale de la loi. La présidente de l'Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet (Renaissance), a pour sa part déposé un recours (PDF) concernant trois mesures.

"Cela signifie que ni les membres du gouvernement, ni les parlementaires n'estiment avoir comme responsabilité de contrôler ou de s'assurer au préalable de la constitutionnalité d'une loi, détachant l'action politique du cadre de la Constitution", relève Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l'Université d'Aix-Marseille. "Le scénario le plus probable, c'est ce qu'on appelle une inconstitutionnalité partielle", c'est-à-dire que seule une "partie de la loi va pouvoir être promulguée", a estimé de son côté sur franceinfo Thibaud Mulier, constitutionnaliste. Franceinfo fait le point sur les dispositions qui pourraient être retoquées par le Conseil constitutionnel, alors qu'une réunion est prévue jeudi 4 janvier entre Gérald Darmanin et les préfets pour "commencer à appliquer le texte".

Les "cavaliers législatifs" dans le viseur

Interdits par l'article 45 de la Constitution, les "cavaliers législatifs" sont des articles introduits par des parlementaires dans le texte, alors qu'ils "ne sont pas en rapport avec l'objet de la loi", rappelle sur franceinfo le constitutionnaliste Thibaud Mulier. Dans son recours auprès du Conseil constitutionnel, Emmanuel Macron détaille les objectifs du texte qui, selon son intitulé officiel vise à "contrôler l'immigration" et "améliorer l'intégration" : "prévoir de nouvelles garanties au profit des étrangers qui suivent un parcours d'intégration de qualité", "accélérer les procédures destinées à éloigner du territoire national ceux qui commettent des infractions graves (...)", réformer "l'examen des demandes d'asile" et simplifier le "contentieux relatif à l'entrée, au séjour et à l'éloignement des étrangers".

Plusieurs mesures pourraient ne pas concerner ces objectifs : le projet de loi introduit par exemple des points concernant l'acquisition de la nationalité française, et non le séjour des étrangers sur le territoire français. Dans le volet du texte "assurer une meilleure intégration des étrangers", la fin de l'article premier prévoit par exemple de compléter des articles du Code civil portant sur l'acquisition de la nationalité française. Ainsi, un niveau de langue minimum est requis. Plus loin, l'article 2 bis A ajoute un motif de déchéance de nationalité à l'article 25 du Code civil, et ce, en cas de condamnation pour "homicide volontaire commis sur toute personne dépositaire de l'autorité publique".

De même, le projet de loi ajoute au Code civil une obligation pour les personnes nées en France de parents étrangers de "manifester leur volonté" d'acquérir la nationalité française à leur majorité, à l'article 2 bis. Cela met fin au caractère automatique du "droit du sol".

Gérald Darmanin avait prévenu le Sénat, le 7 novembre : "Il ne faut pas mélanger le débat sur les étrangers en France avec celui sur l'accès à la nationalité ." "Nous ne mélangeons pas le Code civil [qui contient le Code de la nationalité] avec le Ceseda [qui encadre l'entrée et le séjour des étrangers et du droit d'asile]", avait-il encore assuré, le lendemain. Le ministre de l'Intérieur reprochait alors à la droite ses "amendements relatifs au code de la nationalité, qui sont d'évidents cavaliers législatifs".

Une atteinte possible à des droits protégés par la Constitution

Les dispositions durcissant le regroupement familial font également beaucoup parler. Elisabeth Borne a, elle-même, évoqué l'exigence d'un niveau de français élémentaire pour l'étranger souhaitant bénéficier du regroupement familial, prévue l'article 1er C. "Si vous épousez demain un Canadien ou un Japonais, il ne pourra pas rejoindre la France s'il ne parle pas bien français", a expliqué le 20 décembre sur France Inter la Première ministre, qui précise avoir fait part de ses doutes aux Républicains, à l'origine de cette disposition. Thibaud Mulier considère que cette mesure "va être censurée" pour "atteinte au droit et au respect à la vie privée" tel que prévu dans le préambule de la Constitution.

"Il est important de mentionner que beaucoup de références dans le texte sont contestées pour leur imprécision et la Constitution ne permet pas au législateur d'être imprécis lorsqu'il restreint des libertés", signale Anne-Charlène Bezzina, maîtresse de conférences en droit public à l'Université de Rouen. "Sur ce point, le Conseil constitutionnel est très scrupuleux (le grief est celui de 'l'incompétence négative du législateur')", ajoute-t-elle.

"Beaucoup de dispositions ne sont pas claires, par exemple la référence à des ressources 'stables' pour le regroupement familial. Il ne sera pas possible de laisser le soin de cette précision aux autorités d'application de la loi."

Anne-Charlène Bezzina, constitutionnaliste

à franceinfo

Par ailleurs, les élus de gauche dénoncent l'article 7 bis, qui donne au procureur la possibilité de surseoir (suspendre momentanément) à la célébration de l'union en cas de suspicion de mariage frauduleux. Cette mesure "est contraire à la liberté de mariage", affirme sur son site le Parti socialiste.

La gauche évoque aussi des dispositions modifiant le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, qui pourraient aussi porter atteinte à la "liberté individuelle", garantie par l'article 66 de la Constitution. Il s'agit de l'article 11, qui autorise les officiers de police judiciaire à prendre les empreintes digitales sans le consentement d'une personne, l'article 12 bis B, qui augmente la durée d'assignation à résidence des étrangers, ainsi que l'article 25, portant de 24 à 48 heures le délai pour statuer du juge des libertés et de la détention.

Une éventuelle rupture du "principe d'égalité"

Autre disposition sensible : les conditions d'accès aux prestations sociales pour les étrangers non ressortissants de l'Union européenne qui résident légalement en France. Pour toucher les allocations familiales, cinq ans de résidence en France sont requis pour ceux qui ne travaillent pas, trente mois pour les autres. Pour percevoir l'aide personnalisée au logement (APL), il faut cinq ans pour ceux qui ne travaillent pas, et trois mois pour ceux qui ont un emploi. 

Pointées par Yaël Braun-Pivet et les élus de gauche, ces conditions, prévues à l'article 1er N du texte, seront examinées au prisme de la Constitution. En différenciant les ressortissants étrangers réguliers et les Français, elles peuvent induire une rupture du "principe d'égalité" face aux prestations sociales, pourtant consacré par le Conseil constitutionnel en 1990. "En France, nous avons historiquement une conception universaliste de l’égalité mais qui connaît une lecture de plus en plus liée à la nationalité et la préférence nationale", souligne Jean-François Kerléo, professeur de droit public à l'Université d'Aix-Marseille. "La question est alors de savoir si le Conseil constitutionnel protègera cette conception universaliste ou suivra le mouvement actuel, et s’il tolérera alors les atteintes aux autres droits fondamentaux, tels que le droit de mener une vie familiale normale, le droit à la protection sociale ou encore le principe de sauvegarde de la dignité que la France a toujours garanti aux étrangers ".

La Défenseure des droits, Claire Hédon, a d'ailleurs dénoncé un texte faisant "le choix de la préférence nationale" et "une atteinte grave aux principes d'égalité et de non-discrimination, socle de notre République". Interrogée sur le conditionnement des prestations sociales, la Première ministre s'est défendue de promouvoir la préférence nationale et de "s'inscrire dans les thèses du Rassemblement national", sur France Inter.

La "caution étudiant", une somme à déposer par les étrangers demandant un titre de séjour "étudiant", fait également débat. Soutenue par la droite, elle est prévue par l'article 1er GA. "Elle pourrait être considérée comme un traitement 'excessivement' inégal ou bien encore comme une atteinte à l'autonomie des universités par le Conseil constitutionnel, mais c'est peu probable", estime Jean-François Kerléo. Elle "porte atteinte, manifestement, au principe d'égalité devant la loi", juge quant à lui Thomas Mulier. 

"Le Conseil constitutionnel reconnaît la constitutionnalité de la rupture d'égalité entre les Français nationaux et les étrangers. On peut donc traiter différemment les nationaux et les étrangers", rappelle Anne-Charlène Bezzina. Cependant, "on ne peut pas rompre l'égalité entre étrangers, sauf à avoir des critères d'intérêt généraux, précis et en lien avec la loi. Cela pose problème, notamment pour la caution étudiante : pourquoi seulement les étudiants (au sein des étrangers) et pourquoi seulement les étrangers (au sein des étudiants)".

Les députés de gauche pointent aussi du doigt une "méconnaissance du principe d'égalité dans l'exercice de la liberté d'enseignement" avec l'article 1er G. Il y est spécifié que les étudiants étrangers doivent justifier du caractère "réel et sérieux" de leurs études. 

L'exclusion des étrangers en situation irrégulière de la tarification sociale des transports par l'article 1er J est également contestée. Les parlementaires dénoncent en outre une "méconnaissance du droit à la protection de la santé" en "restreignant les conditions d'obtention" des titres de séjour pour les étrangers malades, ou encore des dispositions plus favorables pour certaines catégories de personnes, tel l'article 1er K, qui dispense les ressortissants britanniques propriétaires de demande de visa long. Là encore, une rupture du "principe d'égalité" est évoquée.

Une potentielle entorse à la séparation des pouvoirs

Dans leurs recours, les élus de gauche fustigent l'article 1er A. Celui-ci prévoit l'instauration de quotas fixés par le Parlement pour plafonner "pour les trois années à venir" le nombre d'étrangers admis sur le territoire. En imposant un débat annuel sur ces quotas migratoires, mission normalement réservée au gouvernement, comme l'a rappelé le Conseil constitutionnel dans une décision du 20 novembre 2003, "le législateur a outrepassé son domaine de compétence", considèrent les élus de gauche. 

Cette disposition, également pointée du doigt par la présidente de l'Assemblée nationale, pourrait constituer une double entorse à la Constitution : une injonction du Parlement à l'exécutif contraire à la séparation des pouvoirs, et une discrimination entre deux étrangers dans des situations similaires, seulement séparés par le "seuil" du quota. "Si ces critères sont appliqués à une centaine d'entrants mais pas au 101e pour des raisons qui n'ont pas trait à sa situation (…) c'est fondamentalement problématique", illustre ainsi le constitutionnaliste Benjamin Morel sur Public Sénat.

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