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"C'était invivable" : après "La Ligue du LOL", Pia Jacqmart dénonce le harcèlement dans la presse jeux vidéo

Cette ancienne journaliste affirme avoir subi les attaques des internautes, mais aussi de ses collègues, jusqu'à être victime d'une agression sexuelle.

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Pia Jacqmart explique avoir été harcelée dans plusieurs médias spécialisés dans les jeux vidéo et agressée sexuellement par un collègue dans un témoignage publié sur internet, le 13 février 2019. (@PIOUPIOULAND / TWITTER)

"Si ces gens n'avaient pas été aussi indécents, dans leur posture, la répétition de leurs tweets et commentaires, peut-être que je n'aurais pas parlé." Lorsque sont parus les premiers témoignages sur "La Ligue du LOL", dont elle connaissait deux victimes, Pia Jacqmart a guetté les réactions de certains journalistes spécialisés dans les jeux vidéo, dont elle estime qu'ils l'ont "lâchée" quand elle a été victime de harcèlement et d'une agression sexuelle. Car le milieu de la "presse jeux vidéo" n'est pas épargné, une histoire qu'elle raconte dans un texte publié sur le réseau social Medium, mercredi 13 février.

"C'était la première fois de ma vie que je posais tout ça au même endroit", raconte-t-elle à franceinfo. Et encore, la description des faits, subis dans quatre médias différents en treize ans, n'est "pas du tout exhaustive. Elle ne représente pas l'ensemble des humiliations et des vexations", confie-t-elle. 

Voyage de presse et massage

Pia Jacqmart évoque un voyage de presse à l'étranger où ses confrères, tous des hommes, organisent un jeu dont le perdant doit faire un massage à l'autre. "Comment ai-je pu croire que ce n’était pas un piège destiné à la seule fille présente ? Que tous ces mecs allaient se masser les uns les autres ?", s'interroge-t-elle dans son texte. Le dernier soir, elle refuse même la proposition du rédacteur en chef d'un autre média de le rejoindre dans sa chambre.

Dans sa rédaction, un de ses chefs, pourtant élogieux, change complètement d'attitude quand elle lui explique qu'elle est en couple. Il trouve d'un coup que ses "tests [de jeux] ne vont plus. Aucun. Ils sont tous nuls." Un autre de ses supérieurs ne voudra rien savoir : "Je ne veux pas m’en mêler, débrouillez-vous tout seuls."

Pia Jacqmart  – qui ne nomme dans son texte ni les médias ni les personnes – quitte ce magazine pour un site internet, doté d'un forum. Des commentaires injurieux, parfois des centaines, apparaissent vite, critiquant aussi bien son travail, sa connaissance des jeux vidéo que son physique.

Je me rappelle avoir pleuré parfois jusqu’à 4 heures du matin. Je me rappelle qu’on m’a répondu : 'Ils parlent de toi, c’est l’essentiel.'

Pia Jacqmart

sur Medium

Elle rejoint un autre média en ligne, cette fois comme rédactrice en chef de la rubrique consacrée aux jeux vidéo. Très vite, elle devient la cible de harcèlement sexuel, entend des remarques comme "si tu perdais 10 kg, je te prendrais à sec sur mon bureau". Un collègue l'agresse à plusieurs reprises : il lui lèche l'oreille, l"’attrape par les hanches et [lui] donne un coup de rein" et la force à se défendre sous le regard du reste de l'équipe. Enfin, un jour, "il passe dans mon dos et met sa main sous mon tee-shirt. Je me débats. Je lui donne un coup de poing. Je quitte la rédaction et je vais porter plainte." 

Dix témoins, mais un seul présent au procès

Ces agressions se passent sur un plateau, sous les yeux de dix personnes, explique Pia Jacqmart. Mais lors du procès, un seul des présents acceptera de témoigner en sa faveur. Et pas l'homme qui l'a remplacée comme rédacteur en chef de sa rubrique, qui avait pourtant promis de le faire. "Au dernier moment, il a envoyé à la défense un texte dégueulasse, où il disait qu'il n'avait rien vu. Et que s'il m'était arrivé quelque chose, je le méritais parce que j'étais trop autoritaire", affirme-t-elle à franceinfo. Encouragée par la police à ne pas porter plainte pour agression sexuelle – "ça ne passera pas à cause de la culture française" –, elle verra au procès une partie des faits reconnus, mais jugés par la justice pas assez graves pour constituer du harcèlement.

Pia Jacqmart a grandi dans une culture geek, traditionnellement plutôt masculine. Elle avait l'habitude "du côté club de garçons". Elle pensait être "préparée" à travailler dans ce milieu. "Je suis quelqu'un qui travaille dur, explique-t-elle. Et j'ai essayé de ne jamais montrer que j'étais amère." Cela ne l'a pas protégée. Les critiques incessantes minent son estime d'elle-même : "Quand des confrères me disaient que je faisais du bon travail, je n'arrivais pas à les croire." Quand elle est harcelée sur les forums, elle tombe dans "une terrible dépression, qui a failli ruiner [son] couple". Puis il y a son agression par un collègue, qui provoque chez elle une profonde peur des hommes.

Un jour, un chauffeur de bus m'a souri. Je suis descendue du bus.

Pia Jacqmart

à franceinfo

Elle travaille pendant quatre ans comme pigiste, loin des rédactions. Avant d'emprunter une nouvelle voie, et de rejoindre une entreprise qui développe des jeux vidéo. En écrivant son texte publié sur Medium, elle a été "frappée de réaliser à quel point" son ancien milieu "était invivable". Elle n'est d'ailleurs pas la seule à avoir témoigné dans la foulée de l'affaire de "La Ligue du LOL", à l'image de son ancienne collègue Salomé Lagresle.

La journaliste se souvient qu'à ses débuts, ce milieu était dominé par quelques figures qui jouaient le rôle de gardiens du temple. Et dont il fallait être bien vu. "Les embauches, ce n'était que du copinage", assure-t-elle. A l'époque, les jeux vidéo étaient cantonnés dans "un ghetto culturel", qui n'a été pris au sérieux par les médias généralistes que bien plus tard. Et les journalistes spécialisés n'étaient pas vraiment considérés. Se sentant victimes de jugements extérieurs, ils ont, à ses yeux, redirigé cette violence vers d'autres cibles, notamment les femmes.

Tous ces petits mâles blancs se comportent comme des minorités, alors que ça fait bien longtemps qu'ils n'ont plus de revanche à prendre.

Pia Jacqmart

à franceinfo.fr

Elle développe : "Quand vous vous êtes construits dans une communauté qui vous donne du pouvoir, et qui ne vous demande jamais de comptes, vous ne voulez pas le perdre" en voyant arriver des personnes aux profils et aux points de vue différents. Les femmes, souvent soupçonnées d'imposture, "devaient toujours faire leurs preuves", affirme Pia Jacqmart, quand elles n'étaient pas la cible de harcèlement.

"Il y a des gens qui ne comprennent pas"

Aujourd'hui, elle a quitté le journalisme, mais a bon espoir que les médias consacrés aux jeux vidéo changent, d'autant que cette culture est devenue très grand public. Elle voit apparaître des journalistes "qui apportent une autre culture, un nouveau regard" et vont davantage questionner les pratiques qui avaient court. La féminisation de la profession "va forcément changer des choses", estime-t-elle.

Depuis la publication de son texte, Pia Jacqmart a reçu de nombreux soutiens d'anciens collègues, dont certains "ont conscience qu'ils n'ont pas vu ce qui se passait et que c'était un vrai raté". Mais aussi des messages qu'elle juge "terrifiants" : ils montrent, à ses yeux, "qu'il y a des gens qui ne comprennent pas, et ne changeront jamais".

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