Témoignages Violences intrafamiliales : "Pour mon père, l’autorité parentale était une vraie jouissance, il en a usé et abusé"

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Une proposition de loi visant à faciliter le retrait de l'autorité parentale dans le cadre des violences intrafamiliales doit être examiné au Sénat après avoir été adopté à l'Assemblée nationale début février 2023. (JEREMIE LUCIANI / FRANCEINFO)
La proposition de loi visant à faciliter le retrait de l'autorité parentale en cas de violences sur un enfant ou sur l'autre parent arrive au Sénat, après avoir été adoptée à l’Assemblée. A cette occasion, franceinfo a recueilli des témoignages de victimes.

"Il n'existe plus dans leur vie. Il sera toujours le père biologique mais ils n'ont plus de contrainte avec lui." Le 27 janvier, les grands-parents des enfants de Julie Douib, assassinée par son ex-compagnon il y a quatre ans, ont accueilli avec soulagement le verdict de la cour d'assises d'appel de Corse-du-Sud. Condamné à perpétuité, Bruno Garcia-Cruciani a également fait l'objet d'un "retrait total de l'autorité parentale" sur ses deux fils de 12 et 14 ans. C'est une "décision aussi importante que la peine de prison", estime Lucien Douib, qui se félicite de l'adoption à l'Assemblée nationale, début février, d'une proposition de loi visant à faciliter le retrait de l'autorité parentale dans le cadre des violences intrafamiliales.

Porté par la députée socialiste Isabelle Santiago, ce texte, qui doit être examiné au Sénat à partir du mardi 21 mars, contraint les juges à motiver leur décision s'ils ne retirent pas l'autorité parentale en cas de condamnation pour un crime sur l'autre parent – les féminicides sont particulièrement visés – ou pour agression ou viol incestueux sur l'enfant. La proposition de loi élargit également une mesure votée fin 2019 : la suspension de l'exercice de l'autorité parentale dès les poursuites pour crime sur l'autre parent. Actuellement limitée à six mois, le texte propose que celle-ci dure tout le temps de la procédure jusqu'à un éventuel procès. Une disposition censurée par la commission des lois du Sénat.

Une autorité parentale exercée depuis la prison

Les parents de Julie Douib n'ont pas pu bénéficier de cette suspension et ont dû composer plusieurs mois avec l'assassin de leur fille pour prendre soin de leurs petits-enfants. Depuis sa détention provisoire, le mis en examen "s'opposait à tout".

"On n'a pas pu les faire suivre psychologiquement les neuf premiers mois car leur père refusait."

Lucien Douib, père de Julie Douib

à franceinfo

Au bout d'un an et demi, ils parviennent à obtenir une délégation d'autorité parentale totale. "Avec ça, on avançait un peu plus mais il fallait quand même le tenir informé régulièrement de la vie de ses fils", raconte Lucien Douib. Une situation qui a duré jusqu'à la condamnation définitive en appel.

Paul, lui, vit toujours sous l'autorité parentale de son père, qui a tué sa mère en mars 2013. Agé de 6 ans au moment des faits, il a été placé chez ses grands-parents paternels. Une décision que déplore encore aujourd'hui son avocate, Corinne Gauthier : ils "ont pris fait et cause pour leur fils". Condamné à 23 ans de réclusion, ce dernier reçoit en prison les visites de son garçon, désormais âgé de 16 ans. "C'est à peu près tout ce qu'il me reste de mes parents", avait confié l'adolescent au magazine "Complément d'enquête", diffusé sur France 2 en octobre 2021.

Selon l'avocate de Paul, son père ne se prive pas d'"abuser" de son autorité parentale, comme lorsqu'il s'est opposé au renouvellement de son passeport en vue d'un voyage à l'étranger avec la famille maternelle. Ou quand il interroge le juge des tutelles pour savoir "où en est l'indemnisation de son fils", qui a perçu des "dommages et intérêts" après le procès. "S'il avait à cœur les intérêts de son fils, il n'aurait pas tué sa mère", fulmine Corinne Gauthier, regrettant qu'à l'époque, la question de l'autorité parentale ne se soit pas posée.

Une menace qui plane sur l'enfant

Ce n'est que depuis 2014, et la loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, que les juridictions doivent se prononcer sur le retrait total ou partiel de l'autorité parentale en cas de condamnation d'un parent pour certains crimes et délits.

Une disposition à laquelle a échappé le père de Steffy, condamné en 2011 à trois ans de prison, dont un avec sursis, pour agression sexuelle sur sa fille, alors âgée de 14 ans. Malgré une interdiction de l'approcher, il a conservé son autorité parentale, selon le jugement que franceinfo a pu consulter. "Ma mère a dû se le coltiner jusqu'à mes 18 ans pour des décisions du quotidien, tempête la jeune femme de 26 ans. Pour mon père, l'autorité parentale était une vraie jouissance, il en a usé et abusé."

Sa mère met fin à ses jours en 2019 et l'histoire se répète avec son petit frère, Carl, âgé de 10 ans. Le petit garçon dénonce des faits d'agression sexuelle de la part de son père et porte plainte en septembre 2020. Si sa grande sœur obtient sa garde, le père conserve son autorité parentale, malgré ses antécédents judiciaires. "Mon père n'a pas cessé de poser problème, relate Steffy. Quand il a fallu le scolariser au collège, refaire ses papiers d'identité, le faire opérer..."

"Carl a vu son père tout puissant pendant deux ans. Il avait le droit de le faire suer sur tout, même s'il n'avait pas sa garde."

Steffy

à franceinfo

Le petit garçon, "terrorisé" à l'idée que son père récupère un jour ses droits, s'est suicidé à l'âge de 12 ans. "L'autorité parentale est sacralisée. On défend l'intérêt supérieur de l'enfant mais on fait passer avant le droit des parents", dénonce sa sœur, selon laquelle la plainte de Carl n'est à ce jour ni instruite ni classée.

70% des plaintes classées sans suite 

Quand bien même des poursuites sont engagées, la suspension de l'autorité parentale n'est à ce jour pas prévue pour les agressions sexuelles ou viols incestueux sur mineur. La proposition de loi d'Isabelle Santiago prévoit justement d'étendre ce mécanisme à ce type de violences. Malgré la mise en examen de son père pour viol, Alycia a ainsi dû rester sous son autorité parentale. La jeune femme a porté plainte l'année de ses 16 ans, en 2020, quatre ans après les faits. "Ça m'est revenu en flash-back à la suite d'une dispute avec lui", confie-t-elle. Alycia se souvient d'un été, après le décès de sa mère malade : "J'avais à peine 12 ans, mon père m'a violée à plusieurs reprises."

Ce dernier conteste. L'adolescente part vivre chez ses grands-parents maternels mais il faut consulter son père pour "l'inscription au lycée" ou encore pour "l'opération des dents de sagesse". Finalement, le juge ordonne un non-lieu, faute de "charges suffisantes". "On a fait appel devant la chambre de l'instruction mais le père est décédé avant l'audience, explique l'avocate d'Alycia, Mathilde Livenais. Elle n'aura jamais de décision de justice."

Pour une autre de ses clientes, les premiers signalements n'ont donné lieu à aucune poursuite. C'est la principale limite de cette proposition de loi : 70% des plaintes pour agression sexuelle sur mineur sont classées sans suite, comme le rappelait la Ciivise dans son rapport sur l'inceste remis en septembre.

Priscilla a 5 ans quand elle dénonce des faits de viol de la part de son père. Malgré deux informations préoccupantes émises par les services sociaux, l'enquête est classée sans suite. La fillette retourne vivre chez ses parents. "A 9 ans, elle arrête de parler de ces abus et devient énurétique [atteinte d'incontinence urinaire]", pointe Mathilde Livenais.

Quand Priscilla accouche d'une petite fille à l'âge de 15 ans, des poursuites sont finalement engagées contre son père. Un test ADN à la naissance de l'enfant révèle qu'il en est le géniteur. Lorsqu'il est jugé et condamné à 17 ans de prison en octobre 2022, Priscilla est déjà majeure. L'autorité parentale du père n'est retirée que pour la dernière de la fratrie, encore mineure. "Il aurait fallu s'y prendre plus tôt car il m'a volé toute mon enfance et ma virginité au passage", s'insurge Priscilla, amère à l'égard de la justice.

Un "périmètre de protection" limité à certains cas 

"Un enfant qui révèle des violences et qui n'est pas protégé immédiatement ne croit plus au monde des adultes", appuie le juge des enfants Edouard Durand, président de la Ciivise. Appelant à "consolider les enquêtes pénales pour réduire le classement sans suite", le magistrat regrette que la proposition de loi socialiste ne soit pas allée plus loin. Il déplore un "périmètre de protection" limité. Le texte d'Isabelle Santiago propose que la suspension de l'autorité parentale soit étendue aux poursuites pour violences conjugales. Mais il faut qu'elles aient entraîné une incapacité totale de travail (ITT) de plus de huit jours et que l'enfant ait assisté aux faits. "Que l'enfant ait été dans la pièce ou non, les violences conjugales révèlent toujours une dangerosité extrême dans la parentalité", souligne Edouard Durand. Là encore, la commission des lois du Sénat a choisi de retoquer cette disposition. 

"Il y a une difficulté à penser que ce qui se passe dans la conjugalité et dans la parentalité, ça n'est pas dissociable. C'est une seule et même chose."

Edouard Durand, magistrat spécialisé dans la protection de l'enfance

à franceinfo

Pour Marie*, les violences ont justement commencé après le retour de la maternité. "Le jour où je suis rentrée à la maison, mon mari trouvait que je pleurais trop. Il m'a attrapée par les cheveux, poussée à terre et m'a vidé entièrement sur la tête une bouteille d'eau", rapporte-t-elle. Après sa plainte déposée en 2022, la jeune mère a bénéficié d'une ordonnance de protection, mais l'autorité parentale du père a été maintenue, faute de poursuites du parquet.

"L'exercice de cette autorité parentale conjointe est une façon pour mon ex-mari de perpétuer la terreur et l'emprise, souffle Marie. Il me harcèle pour exiger d'être présent à tous les rendez-vous médicaux. Avant la séparation, il n'avait pourtant jamais montré d'intérêt pour venir avec nous lors des visites chez le pédiatre."

"L'esprit de la proposition de loi, c'est de protéger l'enfant le plus vite possible. Mais ça ne peut pas être dès la plainte, fait valoir la députée Isabelle Santiago. Ce texte n'a pas la prétention de répondre à l'ensemble de violences faites aux enfants ou aux femmes de manière systémique." L'élue pense déjà à la suite : faire voter, dans le cadre du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, la prise en charge par l'Assurance-maladie du psychotraumatisme des orphelins de féminicides. Il faut "graduer les choses pour donner un signe à la société : on ne touche pas aux enfants."

*Le prénom a été modifié

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.