: Grand entretien Saint-Valentin : "La vie en couple est devenue un idéal soumis à conditions", observe le sociologue Christophe Giraud
Si Cupidon lit la presse française, sans doute a-t-il eu quelques sueurs froides en découvrant le portrait de la société brossé ces dernières semaines. Diverses enquêtes ont, tour à tour, mis en lumière la progression de la solitude, le "recul sans précédent de l'activité sexuelle" et la chute de la natalité dans le pays. En cette Saint-Valentin, assiste-t-on à une crise de l'amour ? Les couples sont-ils en voie d'extinction ?
A l'occasion de la fête des amoureux, mercredi 14 février, Christophe Giraud, professeur de sociologie à l'université Paris-Cité, appelle à garder la tête froide. Auteur du livre L'amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes (Colin, 2017), ce spécialiste du lien conjugal analyse pour franceinfo les bouleversements du couple, pour le pire et (souvent) pour le meilleur.
La Saint-Valentin, très rose bonbon, a parfois une connotation ringarde. La vie en couple reste-t-elle désirée par les Français ?
Christophe Giraud : Oui. Le couple hétérosexuel ou homosexuel est une forme de modèle et d'idéal, à tous les âges. Dès le collège, on commence à se définir comme étant en couple ou célibataire. Cela devient vite une dimension importante de l'identité, comme l'a montré ma collègue Isabelle Clair. Chez les plus âgés, on observe des personnes qui auraient pu se considérer hors du marché matrimonial il y a 50 ans et qui, désormais, continuent de rechercher des partenaires.
"L'idéal du couple tient bon et gagne même du terrain aux deux bouts de la vie."
Christophe Giraud, sociologueà franceinfo
Cet idéal du couple nous est-il imposé par la société, comme une obligation sociale ?
Pour les jeunes, il y a une forte pression à être en couple assez tôt. Cela donne une forme de légitimité : on se sent grand, un peu adulte... Mais une fois qu'on a été dans une relation, l'obligation à refaire couple est moins forte qu'avant. On le voit notamment dans le développement des familles monoparentales : le célibat n'est pas un idéal, mais ce n'est plus quelque chose d'infamant, contrairement au XXe siècle, où les personnes qui n'avaient jamais été mariées étaient qualifiées de "vieille fille" ou de "vieux garçon". En ce sens, le couple n'est plus une norme sociale forte.
D'après l'Insee, la proportion d'adultes en couple tend à reculer. Comment interprétez-vous cette baisse, qui s'annonce durable, selon les projections ?
Auparavant, les individus étaient mariés tôt et le restaient toute leur vie, sans se poser la question de la séparation. Divorcer est devenu plus facile et le mariage a perdu de sa vigueur. Aujourd'hui, on connaît souvent plusieurs histoires de couple dans sa vie. Mécaniquement, entre deux relations, on a des moments de célibat, des périodes de vie seule qui se reflètent dans les statistiques.
Cette baisse pourrait être interprétée comme une crise du couple. C'est vrai : le couple est devenu fragile, avec une hausse conséquente des séparations sur les 30 dernières années. Ce mode de vie reste attractif, mais difficile à atteindre, ce qui peut générer de l'insatisfaction. Le couple devient parfois un idéal inaccessible, ce qui va inciter des personnes à s'en éloigner.
Cependant, je défendrais plutôt une autre vision : le couple est devenu plus exigeant. On attend d'une relation qu'elle soit de qualité et que chacun fasse un minimum de travail à l'égard de l'autre, ce qui n'est pas toujours le cas.
"Plutôt que de rester avec quelqu'un qu'on n'aime plus, qui est maltraitant ou toxique, on part plus facilement."
Christophe Giraudà franceinfo
Cette évolution concerne d'abord les femmes. L'accession à un emploi salarié leur permet d'avoir un revenu à elles, condition importante pour pouvoir penser à une séparation. Les femmes ont gagné en pouvoir dans leur couple, même si elles restent victimes d'inégalités en matière de revenus ou d'implication domestique. De fait, elles expriment plus d'insatisfaction et sont très majoritairement à l'initiative des séparations.
Ces séparations plus fréquentes sont-elles le reflet d'une poussée d'individualisme ?
Si on réduit l'individualisme à l'intérêt individuel, rien n'est moins sûr. L'intérêt personnel est parfois de rester en couple. Certains hommes tentés d'aller voir ailleurs peuvent y renoncer par intérêt matériel : ils n'ont pas envie de redémarrer avec moitié moins de fortune, parce qu'il faut diviser le patrimoine au moment du divorce. En revanche, on peut effectivement voir les séparations comme une forme d'individualisme, dans le sens d'une demande de respect individuel. L'individu ne veut plus se faire écraser par l'autre et se sent légitime à partir. Cette affirmation de l'individu est de plus en plus forte, même s'il existe encore des formes de sacrifices personnels, par exemple lorsque l'on reste en couple pour les enfants.
La multiplication des ruptures est-elle un désaveu du couple ?
Certainement pas. Après une rupture, il est vrai qu'on passe par une période solitaire, où on essaie de reprendre le contrôle sur sa vie. Ce temps de réflexion sur soi a une connotation plutôt positive. Se remettre trop vite avec quelqu'un peut même être mal perçu, car cela envoie le message que la relation d'avant n'a pas compté. Mais, dans les enquêtes sociologiques, on constate que célibat n'est souvent qu'une période transitoire, avant de retrouver un conjoint et de refaire couple.
"Le couple reste un horizon positif."
Christophe Giraudà franceinfo
Tout cela n'empêche pas de réinventer les relations, parfois peu visibles dans les statistiques publiques. On assiste à l'émergence de couples qui vivent chacun dans leur logement. Ils développent une relation amoureuse, exclusive, stable, tout comme un couple classique, mais sans domicile commun. Aux yeux du recensement, ces personnes sont considérées comme vivant seules, alors qu'elles ont quand même des relations sentimentales stables.
Le mariage fait-il les frais de ces mutations ?
Malgré une tendance à la baisse, près des trois quarts des couples sont mariés aujourd'hui. Le mariage résiste, mais change de sens. Dans les années 1950, c'était la porte d'entrée indispensable pour avoir une vie privée légitime. Ce rituel servait à installer le couple, auquel on offrait des objets pour qu'il puisse fonctionner au quotidien. Aujourd'hui, on ne sait plus quoi acheter aux mariés, car le couple est souvent déjà installé, un logement, des enfants… Le mariage est devenu la cerise sur le gâteau, le couronnement d'une longue construction conjugale. C'est aussi une forme d'engagement romantique, davantage que l'emprunt que l'on a pu souscrire pour la maison. Avec l'âge, cela peut aussi être une forme de protection du conjoint et de transmission patrimoniale.
Un sondage a récemment mis en lumière une diminution de la sexualité des Français, surtout chez les jeunes. Peut-on y voir un lien avec le recul de la vie conjugale ?
Non, ce sont deux registres différents. Ce n'est pas parce qu'on vit moins en couple qu'on a nécessairement moins de relations sexuelles. Chez les jeunes, on assiste depuis plus de 20 ans au développement de relations "légères", distinctes du registre conjugal classique. Les applications de rencontres permettent des relations centrées sur le plaisir sexuel, sans perspective de faire couple. Ce registre de "sexualité loisir" est devenu légitime, pour les hommes comme pour les femmes. On peut vivre seul et avoir une vie sexuelle très développée.
Dans les couples, la diminution de la sexualité peut être interprétée comme une forme de libération. On ne s'oblige plus à avoir des relations si on n'en veut pas. On pourrait se moquer des gens qui regardent des séries plutôt que de faire l'amour. Pourtant, c'est plutôt positif : c'est aussi une manière de partager un moment commun et de faire couple.
"Netflix a fait baisser la sexualité des Français, et alors ? Est-ce vraiment un problème ?"
Christophe Giraudà franceinfo
Je crois qu'on surestime la place de la sexualité dans la conjugalité. D'ailleurs, il y a peut-être moins de sexe, mais du meilleur sexe. Finalement, ce recul n'est négatif que pour ceux qui ont envie de "réarmer" le pays et qui s'imaginent que cela réduit les chances d'avoir des enfants.
Et l'amour dans tout ça ? Comment évolue-t-il ?
En enquêtant auprès d'étudiantes, j'ai observé une affirmation d'un "amour réaliste". Après les premières ruptures sentimentales, les jeunes remettent en cause une grande partie de leur imaginaire sur le couple fusionnel et éternel. Elles questionnent l'amour, le romantisme, le processus de mise en couple... Elles s'ouvrent à d'autres registres relationnels. Les "plans cul", par exemple, permettent d'affirmer qu'on possède son corps, qu'on peut avoir une sexualité sans le contrôle d'un partenaire et que, quand on dit stop, c'est terminé.
Les jeunes femmes sont ensuite prêtes à relancer des histoires stables et exclusives, mais pas dans les mêmes termes. La vie en couple est devenue un idéal soumis à conditions. On prend son temps, dans une forme d'égalité, et on se protège par rapport à une éventuelle séparation. L'idéal amoureux reste présent, mais avec un caractère plus réaliste.
"Fini le schéma romantique à la Disney, place aux preuves concrètes d'investissement dans le couple."
Christophe Giraudà franceinfo
Je retrouve le même type d'attitudes dans mon travail sur les plus de 50 ans, qui sont tout aussi prudents. Le fait de ne pas partager le logement est une forme de protection. Si on est ensemble, ce n'est pas par idéalisme, mais parce qu'on a la preuve que l'on est mutuellement amoureux. Ce modèle demande plus de travail de chacun, sinon ça s'arrête. Le couple est une œuvre fragile.
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