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Grenelle des violences conjugales : peut-on imaginer une infraction de féminicide en France ?

Le gouvernement reçoit 80 responsables associatifs, acteurs de terrain, magistrats, policiers pour cette concertation qui débute ce mardi et qui doit durer jusqu'au 25 novembre. Il y a deux ans, une chercheuse pointait la nécessité de créer une infraction spécifique aux crimes genrés.

Article rédigé par franceinfo
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Un rassemblement pour réclamer des mesures contre les féminicides, place de la République, à Paris, le 6 juillet 2019. (SAMUEL BOIVIN / NURPHOTO)

Kiteri Garcia, auteure de cet article, est enseignante-chercheuse à l'Université de Pau et des pays de l'Adour. La version originale de cet article a été publiée sur le site The Conversation, dont franceinfo est partenaire.


Les magistrats comme les médias s'interrogent aujourd'hui sur la pertinence du terme "féminicide" dans le droit, employé récemment par la procureure d'Auch, Charlotte Beluet après la mort d'un couple fin août dans le Gers. Il y a deux ans, la chercheuse Kiteri Garcia pointait la nécessité de créer une infraction spécifique aux crimes genrés devant le nombre de femmes mourant chaque année en France sous les coups d'un proche.

Le 26 janvier 2017 s’est tenu à l’Assemblée nationale un colloque pluridisciplinaire sur le thème du féminicide. Historiens, juristes et psychanalystes ont débattu des enjeux de cette notion pluridisciplinaire et de l’intérêt de la pénaliser en France et en Europe.

De quoi s’agit-il au juste ? Octobre 2016, Mar del Plata. C’est dans cette petite station balnéaire argentine que Lucia Perez, 16 ans a été kidnappée par un gang à la sortie de ses cours. Contrainte de consommer des stupéfiants, elle est violée à plusieurs reprises avant de finir empalée sur un bout de bois, sévice qui entraîna sa mort. Au même moment, en France, une jeune femme de 28 ans est renversée et tuée par un chauffard ivre à Lyon.

Qu’est-ce que le féminicide ?

Bien que tous deux soient relatifs au meurtre d’une femme, ces événements n’en sont pas moins profondément différents. Le premier revêt un aspect sexué dont le second est dépourvu ; il s’agit d’un meurtre genré, comprenant un mobile misogyne. À Lyon, au contraire, la victime est un être humain, indifféremment femme ou homme : le comportement criminel de l’auteur n’a pas de visée sexiste. Tuer une femme ne constitue pas un féminicide, mais tuer une personne parce qu’il s’agit d’une femme l’est.

Ainsi émerge une question essentielle : faut-il créer une infraction spécifique aux crimes genrés ?

La France reconnaîtra t-elle spécifiquement le crime envers les femmes ? "Le meurtre", 1870. Paul Cézanne/Wikimedia

Le droit pénal français ne connaît que le crime d’homicide. Pourtant, au même titre que le parricide, qui figurait dans l’ancien Code pénal de 1810, fratricide, infanticide, sororicide ou plus récemment apparu l’écocide, le terme de féminicide existe bien dans la langue française. Pour Le Petit Robert, il se définit comme "l’homicide d’une femme, d’une jeune fille ou d’une enfant en raison de son sexe".

La notion de féminicide s’ancre également en droit international, qu’il s’agisse de recommandations diverses de l’ONU, l’Organisation mondiale de la santé ou du Parlement européen. Il est même question, au sein de l’Union européenne, de créer un observatoire du féminicide.

Plusieurs pays d’Amérique centrale et du Sud ont d’ailleurs adopté une législation spécifique au féminicide, avec une peine plus lourde : Costa Rica en 2007, Chili en 2010, Mexique en 2012, Brésil en 2015. Plus proche de nous, en Belgique, une résolution condamnant le féminicide a été votée par le parlement de la Région de Bruxelles-Capitale le 10 juin 2016.

La France n’échappe pas à ce mouvement : en 2016, la Commission nationale des droits de l’homme (CNCDH) a publié un avis sur la question des féminicides et un rapport parlementaire du 17 février 2016 évoque le terme de féminicide à propos des meurtres commis en raison du sexe.

L’utilisation croissante du terme commande tout à la fois précision et justification, afin d’éviter de le dévoyer, ou pire, le galvauder. Le terme de féminicide ne peut s’appliquer à toute forme de violence à l’égard du genre féminin : il implique, juridiquement tout au moins, la mort d’une femme. Ainsi, viol, harcèlement, insultes ou coups n’entraînant pas la mort ne sauraient légitimement être qualifiés de féminicide.

En France, le féminicide n’est pas un crime en soi

Plusieurs catégories se distinguent, notamment le féminicide intime c’est-à-dire commis par un partenaire ou ancien partenaire de la victime ; le féminicide familial illustré par la notion de crime d’honneur ; le féminicide non intime, commis par une personne n’étant pas en relation intime ni familiale avec la victime. Ce dernier peut être sociétal : le cas des disparues de Ciudad Juárez, au Mexique, en constitue un exemple connu.

Un mémorial et vigie contre le féminicide au Chili,en 2007, "le machisme tue" lit-on sur les écriteaux. En.el.cielo.con.diamantes/Flickr, CC BY-SA

De la fin des années 1990 à aujourd’hui, cette ville a vu le nombre des disparitions de jeunes filles se multiplier. De nombreux corps mutilés et portant des traces de sévices sexuels furent découverts dans le désert avoisinant sans que les autorités ne s’en émeuvent. Un autre exemple, celui de la disparition de 1 181 femmes amérindiennes, assassinées entre 1980 et 2012 au Canada peut être également cité.

En droit français, le terme de féminicide existe, et a été intégré au Vocabulaire du droit et des sciences humaines, sans figurer dans le Code pénal. N’est-il pas temps de poursuivre la construction et, à dessein égalitaire, de faire cet homicide genré une infraction pénale ?

Anthropologie, psychanalyse médecine légale ont compris les enjeux du féminicide et s’attellent aujourd’hui à l’étudier. Le docteur Juan Manuel Cartagena et son équipe ont ainsi rédigé un guide d’investigations. Les médecins légistes des pays reconnaissant ce crime sont désormais formés à interpréter les blessures afin d’identifier le crime de féminicide. De même, il existe des unités spéciales au sein de la police spécifiquement formées au crime de féminicide.

Juan Manuel Cartagena relève ainsi dans sa pratique une intensification de la cruauté, découlant entre autres de la traite pour exploitation et son lot de cadavres féminins. Tous présentent des blessures similaires telles des lésions multiples, lésions post mortem, messages d’insultes, signature sur le corps par le groupe agresseur, amputations partielles, ablations des seins, mutilations des parties génitales, démembrements, défigurations pour effacer l’identité, ou sexualisation de la scène même en l’absence d’agression sexuelle préalable.

À son tour, le droit ne pourrait-il pas participer à cette construction nécessairement pluridisciplinaire et proposer un traitement juridique au travers d’un crime type de féminicide ?

Plus que toute autre branche du droit, le droit pénal – c’est-à-dire répressif- doit se doter de textes clairs : les incriminations doivent être précisément définies dans leurs éléments matériels et intentionnels. Or, la matérialité des faits de féminicide appelle une qualification juridique exacte que l’homicide n’offre pas complètement.

Un acte spécifique mal traduit

La comparaison est sans doute cavalière mais elle est parlante : au même titre qu’une escroquerie se distingue du vol dans ses éléments constitutifs, le meurtre d’une femme au motif qu’elle est une femme ne trouve pas sa véritable traduction pénale au travers de la qualification d’homicide. Parce que le féminicide recouvre une violence spécifique, son incrimination ne peut résulter d’une qualification globale et indifférenciée.

Non, il ne s’agit pas de faire des femmes une catégorie de victimes ou de les considérer comme vulnérables. Pas davantage il n’est question de leur accorder des droits supplémentaires à ceux des hommes. L’idée est simplement que le droit agisse face au constat selon lequel en termes quantitatifs il est rare qu’un homme soit tué au motif qu’il est un homme, au sens sexué du terme et dans les conditions de cruauté qu’impliquent les crimes de féminicide.

Qualifier ces actes criminels d’homicide participe d’un traitement uniforme de la violence. Or, la violence n’est pas qu’une, elle est multiple ; chacune de ses sources, une fois identifiée, doit bénéficier d’un remède et d’une peine appropriés en vue d’une lutte efficace.

Enfin, persister à ne pas nommer revient à refuser de constater pour finalement encourager l’impunité. Souvenons-nous des mots de Simone de Beauvoir : "Nommer c’est dévoiler. Et dévoiler, c’est déjà agir."

L’entrée du féminicide dans le Code pénal contribuerait à une meilleure prise en compte par le droit de la spécificité des meurtres dont sont parfois victimes les femmes, à titre préventif, répressif mais aussi en terme de réparation. Socialement, une telle reconnaissance permettrait également une prise de conscience quant à une forme de violence structurelle qui atteint les femmes.

Nombreux sont ceux et celles qui se sentent loin du Mexique, de l’Argentine ou du Brésil, qui croient inexistante la possibilité de crimes de féminicide sur nos territoires, préservés des gangs tels que les Maras (sévissant principalement en Amérique centrale) et des crimes de masse à l’encontre des femmes.

Qu’ils regardent les chiffres relatifs aux violences faites aux femmes y compris en France. Une femme y meurt tous les trois jours sous les coups de son compagnon ou ex-compagnon. Or, le féminicide ne renvoie pas toujours à l’idée de crime de masse et peut consister en un crime isolé, notamment au sein du couple. Le contexte latino-américain est alors bien loin. C’est aussi minimiser le mal que de croire que la cruauté a des frontières. Le temps de rédiger cet article et le corps d’une femme de 43 ans a été retrouvé : elle a été battue à mort. Pas au Mexique, pas en Argentine mais à Montauban.

Mise à jour depuis la première parution de cet article:.

En France, d'après le groupe Féminicide par compagnon ou ex, depuis janvier 2016, 452 femmes sont mortes sous les coups d'un frère, compagnon, mari, ex, fils: 123 femmes en 2016, 135 en 2017, 120 en 2018 et 74 en 2019.The Conversation

Kiteri Garcia, enseignante-chercheuse en droit, Université de Pau et des pays de l'Adour

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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